Garry Kasparov n’est pas simplement un génie des échecs, champion du monde quinze ans de suite entre 1985 et 2000, ce qui est unique pour la période moderne de ce jeu. Il est aussi un héros de notre temps qui a consacré sa seconde vie, après les années de compétition, à défendre ardemment les idéaux démocratiques en Russie alors qu’il aurait pu se contenter d’être rentier ou développer ses affaires. Après l’assassinat de Boris Nemtsov, il demeure l’une des seules voix audibles pour mettre en échec le despote asiate Poutine, obligé cependant de s’exiler après avoir reçu des menaces de mort, ce qui ne le garantit en rien d’échapper à des tueurs. Depuis Trotsky jusqu’à la tentative d’assassinat de Jean-Paul II, en passant par les parapluies bulgares et les empoisonnements au polonium, les services secrets dont Poutine est issu, ne s’embarrassent pas pour tuer, sur ordre, sans frontières.
Kasparov, auteur de livres de management à succès
Garry Kasparov a des convictions profondes qui ne sont pas simplement respectables mais sont nécessaires à la Russie et au monde entier, les seules convictions qui puissent être un avenir possible pour le peuple russe, celles des valeurs démocratiques. Au même titre que Kasparov ou Soljenitsyne par le passé , si les organisateurs du Prix Nobel de la Paix recherchent une personnalité qualifiée pour le prochain Nobel, en voici une toute désignée : Garry Kasparov dès l’âge de 12 ans, a été confronté dans l’univers échiquéen au système communiste, retraçant dans un livre bouleversant, Et le Fou devint roi, son combat sportif pour s’imposer sur la plus haute marche face à des « organes » soviétiques bien décidés à empêcher un juif arménien à y accéder.
Garry Kasparov, âgé de 12 ans, face aux plus grands joueurs de cette période, Karpov et Kortchnoï
Admiré dans le monde entier pour ses facultés échiquéennes, une fois la retraite venue, ses idées démocratiques n’ont pas rencontré le même écho auprès du peuple russe confronté à l’effondrement économique et politique du système soviétique dans les années 90. Celui-ci s’en est remis à un obscur agent des services secrets, Vladimir Poutine, qui s’étant placé discrètement dans le sillage de la famille Eltsine réussit avec une facilité déconcertante à éliminer tous les rivaux potentiels pour détenir rapidement la totalité des rouages du pouvoir, s’inscrivant en cela dans le prolongement de toute l’histoire de la Russie, qui n’est qu’une suite sans fin d’exercice solitaire du pouvoir par des despotes plus ou moins éclairés plus ou moins cruels.
La particularité de la Russie au sein de l’Europe, est d’être le seul pays n’ayant eu aucune expérience de la démocratie au cours de son histoire. Elle se confia toujours aux tsars successifs qui cédèrent leur place au système communiste après un bref intermède de tentative démocratique entre les journées révolutionnaires de février et octobre 1917. La Russie ignore hélas, tout des subtilités de l’équilibre des pouvoirs, c’est bien là le malheur actuel de ce pays, la méconnaissance au quotidien des règles de la démocratie, situation d’autant plus difficile que les soixante dix années de communisme ont transformé les hommes en loups pour l’homme. Voici un pays dont le nombre des victimes totales entre 1917 et 1991 est supérieur à cinquante millions de personnes, entre celles de la guerre civile en 1917-22, la période de dékoulakisation et les famines en 1928-33, l’instauration du Goulag et la grande Guerre qui, pour les Russes, fait référence à celle de 1941-1945 contre l’Allemagne nazie.
Karpov, Tal et Kasparov, tous champions du monde des échecs
Dans ces conditions, que peut faire Garry Kasparov ? Pas grand chose, face à un homme qui a lentement mais sûrement accaparé et concentré tous les pouvoirs en ses mains, ne supportant plus la moindre contestation, comme au temps des Tsars ou des dignitaires communistes, veillant à étouffer dans l’œuf toute velléité d’opposition, même au prix du sang, promettant au peuple russe le retour à une grandeur nationale qui entraîne le pays sur la voie de guerres successives : Tchétchénie, Georgie, Ukraine.
Il n’empêche qu’il reste à Kasparov à se souvenir de ses parties d’échecs les plus réputées, et notamment de celles consacrées à la défense sicilienne, variation Najdorf. C’ est avec ce système de jeu qu’il réussit à devenir champion du monde face à Karpov alors soutenu par tous les officiels soviétiques, et pas simplement les dirigeants de la fédération soviétique des échecs qui mettait alors tous ses moyens intellectuels à la disposition de son poulain Karpov, beaucoup plus compatible avec le pedigree soviétique qu’un juif arménien, de plus rebelle.
Il est attristant que l’Occident n’ait guère tenu compte des avertissements répétés de Kasparov concernant le caractère autocratique de Poutine qui est, pour nous qui écoutons, tout sauf une surprise de dernière heure. Les propos tenus par Kasparov le 4 mars 2015, cinq jours après l’assassinat de Boris Nemtsov, sont suffisamment clairs et précis pour ne pas être entendus et compris : Boris Nemtsov a été tué parce qu’il pouvait être tué. Poutine et ses élites estiment qu’après 15 ans au pouvoir ils peuvent tout faire, il n’y a plus de ligne rouge.
Et Garry Kasparov de continuer : La politique de main tendue de l’Occident, qui aurait dû être abandonnée dès que Poutine a montré son vrai visage il y a plus de dix ans, s’est poursuivie, ce qui a encouragé Poutine et délégitimé notre mouvement d’opposition, rappelant au passage qu’il avait fondé au milieu des années 2000 le mouvement Solidarnost destiné à regrouper toutes les forces d’opposition russes et auquel Nemtsov avait adhéré en 2008.
Convaincu que la situation en Ukraine résulte naturellement du développement de l’Etat policier en Russie, Kasparov appelle à forcer les oligarques qui soutiennent Poutine à choisir entre l’abandonner et s’isoler. On ne peut pas les laisser à continuer à vivre comme Trump et gouverner comme Staline, concluant ainsi : les Russes veulent être libres, mais vaincre une dictature mondialisée, riche en énergie et forte du soutien tacite du monde libre est trop nous demander« .
L’intervention de Garry Kasparov devant le Sénat américain le 5 mars 2015 est un appel au monde pour accroître l’isolation du président Poutine et à armer l’Ukraine, car dit-il, on ne peut pas négocier avec un cancer. Comme un cancer, Poutine et ses élites doivent être coupés. En l’occurrence, l’ancien champion du monde retrouve les réflexes de son passé échiquéen. En certaines circonstances, la défense est la meilleure attaque.
Il faut permettre à l’Ukraine de se défendre face aux agressions répétées de la Russie qui ont déjà provoqué plus de 6.000 morts en un an et des dégâts économiques et sociaux gigantesques, résultats effroyables d’une politique d’annexion territoriale qui ne fait aucun cas de la vie humaine. Ce sont bien des chars russes, des armes lourdes russes et des soldats russes qui interviennent en territoire ukrainien, au mépris complet du droit international, dans la droite ligne cynique et de l’annexion de la Crimée, et précédemment de l’agression en Georgie.
Les temps sont venus de demander des comptes au président russe Poutine et à son entourage, en commençant par les oligarques qui le soutiennent. Il semble qu’ils soient nombreux sur la Côte d’Azur, Courchevel, en Suisse ou plus encore à Londres. Bloquons leurs comptes, enquêtons sur l’origine de leurs fortunes, les transactions liées aux club de football et aux paradis fiscaux, et si cela ne suffit pas ne renouvelons pas les visas pour leur famille, il n’est pas certain que la perspective de voir femmes et enfants se retrouver à proximité immédiate de l’autocrate les enchantent.
Pour l’information des lecteurs, voilà 35 ans que l’auteur virtuel fréquente intellectuellement le joueur d’échecs puis le compagnon de route démocratique Garry Kasparov. Son admiration est telle pour le joueur d’échecs qu’il lui a dédicacé Le Maître de la moisson, dont la structure du livre, écrit en 2009-2010, suit très fidèlement la partie qu’il gagna avec un panache sans égal à l’aube de sa carrière face au Grand Maître Csom en 1980, à Bakou lors d’une défense Nimzo-indienne.
Vivement que la machine Poutine soit aussi Game Over!