Ce jardin à la française qui est le notre

Avant d’entrer dans le vif du sujet, je tiens à saluer Marcel Gotlib, dont la célèbre Rubrique-à-brac, publiée chaque semaine dans la revue Pilote entre 1968 et 1974, a visiblement inspiré des générations de fonctionnaires. De là à le remercier, n’exagérons rien. Son talent n’atteint pas celui des auteurs collectifs et successifs du code général des impôts qui oeuvrent chaque jour que Dieu fait, dans l’absurde avec une maestria sans égale.

Voilà que la simplification revient à l’ordre du jour. Cela fait quarante ans que ce beau projet chemine de gouvernements en gouvernements, de ministres en ministres, avec des résultats qui laissent pantois. Le Journal officiel de la République française, JORF pour les intimes,  est l’espace éditorial où le droit confronté à une certaine idée juridique de la France se transforme en un  jardin du droit à la française ouvert à tous, tant en matière d’obligations que de droits. Cette expression bucolique est tout à fait pertinente pour décrire l’organisation raisonnée de notre système juridique, mais elle masque à l’évidence la prolifération par nature des textes en raison d’un état d’esprit typiquement français à vouloir tout soumettre à la loi, en tous lieux et toutes saisons.

Car, y compris dans les écoles, il convient de légiférer sur les couvre-chefs sans que le turban sikh n’entre clairement dans la classification des signes religieux discrets ou ostentatoires. Dans le même temps que le principe de précaution est inscrit dans la Constitution, ascenseurs, piscines, chiens ou niches fiscales font l’objet de réguliers rappels ou jappements à l’ordre législatif. Au nom du principe que tout citoyen peut un jour visiter une installation nucléaire, fermer sa porte de garage ou tirer à l’arc le grand gibier en forêt, tout est prétexte à publication normative de la part de l’administration soucieuse d’éviter au vacancier distrait de se coincer les doigts dans un transat à l’heure de la sieste. Rien ne doit échapper aux normes, de la formation du chasseur à l’arc à la chilienne que nul citoyen ne doit confondre avec le transatlantique et la flâneuse.

C’est ainsi que l’on se retrouve avec des milliers de textes paraissant chaque année au JO sur tous les sujets possibles. L’administration, avec bienveillance et perspicacité, aborde des questions qui révèle une sagacité certaine même si cela relève de la rubrique-à-brac.

Pour ne prendre que quelques exemples lointains afin de ne se fâcher avec personne, examinons l’été 2006, qui n’a rien de particulier en soi d’un point de vue législatif, c’est à dire ni élections récentes, ni élections proches à venir :  le cognac, le gibier d’eau, le livre généalogique des espèces, les lacs de montagne, les animaux familiers qui ne peuvent être confondus avec ceux de compagnie, le grand gibier, le patrimoine vivant (sic !), les bières, les portes de garage, la vidange des plans d’eau, le spectacle vivant (dont on ne sait s’il peut être mortel), la châtaigne de l’Ardèche et les figues de Solliès, le transport des bois ronds, les artifices de divertissement, les conduits de fumée et les échelles de couvreurs, les instruments de pesage et l’usage des appeaux et appelants sont autant d’objets de sollicitude juridique qui voisinent avec le traitement du conservateur, les rentes viagères, les CRS, les missions diplomatiques, l’égalité des chances, les dégâts dans les cultures ou la carrière des sous-préfets, les installations nucléaires et les cadavres d’animaux non ruminants, les débits de tabac, l’estuaire de la Loire, le programme philatélique de la Poste et tant d’autres objets de curiosité.

Si l’été est propice à la dispersion, il est certaines périodes où le volume du Journal officiel s’emporte à l’apothéose. Ainsi de la fin de l’année civile et de son basculement vers la nouvelle année, mais aussi des temps de changement de gouvernement ou de président de la République, qui suscitent, comme en mai 2007, la crainte dans les administrations, que le nouveau pouvoir exécutif ne renonce à des textes aussi susceptibles de controverse que les eaux de vie de cidre de Bretagne, la trichinellose chez les porcins, les moules de Bouchot et, à nouveau, les figues de Solliès et la châtaigne de l’Ardèche, comme une invitation permanente à se replonger dans le tour de Gaule d’Astérix.

Le niveau d’expertise exigé pour piloter un volume de production législative hors normes impose évidemment des critères sélectifs de recrutement comme en témoignent les dernières annales corrigées de concours ci-après. Finis l’accumulation des connaissances ineptes et le grand oral, désormais, on fait passer des tests particulièrement ardus pour que le virtuose recruté puisse s’adapter tout au long de sa vie à secouer la loi de bon aloi, avec mesure, bon goût et bon sens.

Ainsi, pour donner un exemple autant crémeux que pâteux, la lecture assidue du décret n°2007-628 du 27 avril 2007 consacré aux fromages et spécialités fromagères, qui entre en vigueur le premier jour du deuxième mois suivant sa publication, peut surprendre l’amateur, s’agissant du sort réservé au Petit-suisse, renvoyé en annexe. Car, au pays des mille fromages et des milles statuts de la fonction publique, tout ce qui n’est pas écrit dans le marbre de la loi n’existe pas. Il n’est pas un vin ou une spécialité sans AOC, une ruine sans classement, une exposition sans décret, un rutabaga sans catalogue officiel (arrêté du 6 avril 1999), une course de côte sans autorisation, une administration sans papiers et formulaires dûment estampillés ou donnant lieu à apostille. le fonctionnaire veille, jour et nuit, au milieu des circulaires à ce que les textes donnent le tournis. Et tout vous est expliqué, y compris par de savants dessins pour tirer le fil de la pelote administrative si nécessaire.

La classification constitue l’aboutissement extrême de l’ordre normatif à la française. En tout fonctionnaire réside un Buffon, un Lavoisier, un Réaumur, un Prosper Mérimée. Sans oublier qu’au pays du système métrique qui inventa aussi le tricycle à vapeur, la poudre sans fumée et l’ingénieur, la norme technique navigue de concert avec la norme juridique : tout texte a son annexe où logent les précisions les plus inattendues. Il n’est pas un administrateur en qui veille un Littré ou un Diderot, conduisant à une transformation progressive de la loi en un dictionnaire ou une encyclopédie universelle. La norme relève désormais du Savoir, à travers, par exemple, une recommandation courtelinesque de chasser le « coach » du vocabulaire de tous les jours. La bonne pratique, l’avis, la régulation, par une lente maturation, deviennent, au bout du chemin législatif, arrêté, décret ou loi à appliquer à 65 millions de sujets d’étonnement.

Alexandre Vialatte, qui introduit le premier Kafka en France, manque pour rappeler, avec humour, qu’écrire, y compris des lois, de façon simple et claire n’exige pas d’exciper d’un vocabulaire particulier, de mots abscons ou poussiéreux, de formules mathématiques improbables ou de classifications gargantuesques appelées sobrement nomenclatures et inventaires dont les douanes et la sécurité sociale en ont fait leur spécialité himalayesque. Que l’éducation soit la première priorité nationale, est rassurant ; mais, à l’heure de la disparition du dernier paysan, que le ministère de l’agriculture, dans le cadre du développement durable, en vienne à distribuer des bons points réglementaires à des établissements réputés agricoles peut surprendre.

On suppute depuis longtemps sur les raisons de cette inflation législative. Les explications ne manquent pas. mais la seule raison est la suivante : L’H.A.I. ne manque pas, dans les administrations, dans les assemblées, dans les cabinets ministériels, dans les structures lobbyistes, toujours prêts pour qu’une idée loufoque tombe sur notre pomme ! Car curieusement, s’il y a une sphère qui échappe à la loi universelle de la gravitation universelle découverte par Newton, c’est celle des idées politiques. Plus l’idée est légère, vaporeuse et mousseuse, plus vous en prenez plein la tronche.

Et comme cette critique peut vous paraître badine et primesautière, l’auteur virtuel a été chargé d’enquêter de manière approfondie sur le phénomène des idées lumineuses qui se transforment en compotes désolantes, en s’intéressant à la figue de solliès déjà nommée, pour étendre ultérieurement la réflexion à l’ensemble de la phénoménale inflation législative qui tue à petit feu la France.

Que serait notre jardin à la française sans la coccinelle ?