Unité pour l’essentiel, liberté pour le non-essentiel, charité en tout, voilà la devise adoptée cette nuit par le comité éditorial de Cervières.com, sur proposition d’Isba l’Afghan qui tenait à placer la revue sous les auspices de Saint Augustin. Depuis que Consigliere Jah, voilà deux semaines, a arraché au comité de direction de Numériquement votre carte blanche pour recruter des renforts, les choses vont bon train et tout a bien changé. Notre site est désormais classé prioritaire comme axe de développement de Numériquement votre, car selon Humérus Skeleton et son équipe, le potentiel est là.
Je ne sais pas si le potentiel est là, mais en attendant les ennuis fleurissent. Voilà qu’on nous impose, Dieu sait qui d’ailleurs, de tenir un comité éditorial hebdomadaire de minuit à trois heures du matin, il paraît que c’est l’heure idéale pour être en contact avec le monde entier, qui ?, je ne sais pas, mais la décision est irréversible, ai-je appris en arrivant à une heure du matin en sortant d’un bar où j’éclusai du vinaigre distillé. C’est une question de fuseaux horaires. A minuit à Paris, il est 16 heures à Seattle et 8 heures à Tokyo.
On m’avait laissé la place centrale au bout de la table ovale, à côté de Consigliere Jah qui menait les débats en mon absence, c’est à dire qu’il avait avalisé toutes les propositions, une bonne quarantaine, émises par la douzaine de membres du comité qui avaient, chacun, apporté oeufs et tomates dans leur panier perçé. J’ignorai que nous fussions désormais si nombreux à travailler pour Cervières.com, travailler étant peut-être un un grand bien mot. En tant que président du comité éditorial, je demandai à faire un tour de table pour découvrir qui étaient mes nouveaux collaborateurs, car un bon président n’est rien d’autre que quelqu’un qui donne la parole sans jamais pouvoir la reprendre, tel est le prix de la démocratie entrepreneuriale. De droite à gauche, on fit donc le tour de la table ovale.
A côté de Consigliere Jah, se trouvait Coach Buffalo, un recrutement de dernière minute imposé par la holding pour stimuler les troupes, avec des méthodes marathoniennes à base de courses dans le sable, sauna dans un trou de glace sur la banquise et close-combats sur le ring. Il avait vite fait de vous remettre en forme pour tenir la cadence journalière, notre coach du management.
Près de Coach Buffalo, se tenait Johnny le Gabelou, notre conseiller fiscal, frère jumeau de Gilou le Gabelou, chargé de l’optimisation fiscale. Notre site étant gratuit, je me demandai bien ce que nous pourrions optimiser fiscalement, mais là encore c’était un recrutement imposé par la holding, allez savoir pourquoi.
Il y avait ensuite deux têtes qui ne m’étaient pas inconnues, Humérus Skeleton notre commisssaire aux comptes et Walter Sobschak, le contrôleur de gestion émérite. A côté de Walter, se tenait l’infatigable Suzette Michou-Michèvre, la conseillère spéciale représentant la holding, accompagnée du général Baron, tenancier de bordel dans les Antilles, le premier autour de cette table à s’y connaître en affaires. Quant à Suzette, son surnom de mère maquerelle suffisait à la présenter. Elle était née voilà très longtemps dans le ruisseau au Bas du bourg, traînant ensuite du côté de la rivière Galion puis à Petit Paris, avant de devenir miraculeusement avocate et commencer une carrière politique au long cours qui l’avait conduite à l’Assemblée nationale, au Sénat et dans divers ministères où ses talents d’entremetteuse et d’aguincheuse avaient plu. L’âge aidant elle avait viré quimboiseuse, où la gadézafé excellait en diableries et sorcelleries.
Près de Suzette, je reconnus sa majesté sérénissime Shiva, dite SMS Shiva, l’experte en réseaux sociaux du groupe Numériquement votre. Elle passait ses journées connectées sur tous les réseaux du monde entier, tweetant et facebookant, tumblerant et instagramant, googlisant et pinterestant à la bière, youtubant et linkedinant avant de souper. On racontait qu’elle ne déjeunait jamais, mangeant simplement des croquettes et buvant un thé froid tous les quarts d’heure pour digérer. A part celà, il paraissait qu’elle était tout à fait normale pour sa génération, venant d’être embauchée à l’âge émérite de seize ans. En plus, elle avait un groupe de fans qui la suivait partout, sauf le soir car ils n’avaient pas la permission de minuit, leur spectacle s’arrêtant après le cinéma.
A proximité de SMS Shiva, plongé dans son ravissant décolleté, se tenait Zonbi notre expert en carnaval ainsi que l’inspecteur Oray et brigadier Palmier, arrivé lui aussi en retard, ayant eu une mésaventure en scooter. C’était là nos trois grands reporters que les rédactions du monde entier nous enviaient, toujours par monts et par vaux. Brigadier Palmier était un cousin éloigné du grand détective Jack Palmer, partageant avec un lui un goût prononcé pour la belle mécanique, une passion qui allait bien au-delà du cercle familial pour atteindre jusqu’aux rivages élyséens.
Enfin, terminant le tour de table, se tenaient le redoutable Remington et Isba l’Afghan. Remington le productiviste était un expert économique qui avait bourlingué dans le monde entier pour sauver l’EBITDA, à ne pas confondre avec l’EBIT. Je ne donnerais pas de cours d’économie, mais sous forme d’opération, l’EBIT qui est le résultat d’exploitation d’une entreprise, équivaut au chiffre d’affaires net moins les charges d’exploitation, tandis que l’EBITDA, qui est proche de la notion d’excédent brut d’exploitation, l’EBE, est égal au profit généré par l’activité d’une entreprise, sa création de richesse, ce qui correspond d’un point de vue comptable à ses bénéfices avant intérêts, impôts et amortissements. Et c’est justement sur cet indicateur que l’on nous attend chez les décideurs, tout en haut de The Towering Inferno, pointa du doigt Remington. Ne vendant rien, je me demandai comment nous allions faire des bénéfics, mais Remington affirma que c’était possible, c’était là tout l’intérêt de la nouvelle économie, ne pas s’ennuyer à gagner de l’argent mais spéculer à mort en anticipant des bénéfices qui ne viendraient jamais, comme sur les modèles Tweeter, Facebook et autres qui n’ont jamais gagné de l’argent mais valent des milliards en bourse. C’est ce que vient de décider le comité de direction pour Cervieres.com, ajouta Remington, ils font le pari de la croissance exponentielle, pas besoin de profits juste d’entrer en bourse.
Ecoutant Remington, je commençai à comprendre que mon projet de petite pirogue était en train de prendre l’eau. Me voilà bientôt à la tête d’un paquebot, il va falloir éviter de passer trop près des îles pour ne pas terminer sur le flanc comme le Costa Concordia, pensai-je à l’idée d’une prochaine croisière avec tout cet équipage embarqué de force qui se tenait autour de la table ovale.
En matière d’EBIT et d’EBITDA, Remington le productiviste est un vieux de la vieille. D’abord c’est un descendant direct de l’inventeur de la machine à écrire et il a un temps dirigé un pôle de pool de poules dactylographistes. J’ai retrouvé une photo de lui, au milieu de ces mesdemoiselles. Bonjour l’ambiance détente, calme et sérénité.
Ensuite, il est parti chez Ford puis chez Toyota pour élever les cadences de production au ryhtme des temps modernes. On peut toujours faire mieux, ce n’est qu’une histoire d’organisation, tel est le leitmotiv de Remington, sa vie, son oeuvre, ses engagements humains pour la croissance exponentielle et le bien-être du monde. Le travail à la chaîne, il n’y a rien de mieux, disait-il voilà un demi siècle. Les robots, voici l’avenir, ajouta-t-il un quart de siècle plus tard. L’atelier du monde chinois, les objets connectés, tel est notre avenir insurpassable, nous dit-il à la fin de son exposé, se levant brutalement en criant : vous devez être des Winners ! Cette sortie me sembla belle comme le touchdown d’un quaterback dans un match de football américain, il ne manquait que les Pom-pom girls en délire.
Question Winners, Remington le productiviste a des idées bien arrêtées. Il faut faire du chiffre, être à la hauteur, en donner à lire au visiteur quotidien. Et pour le moment, les objectifs sont loin d’être atteints, à peine une dizaine d’articles par semaine pour un comité éditorial composé de quatorz personnes, inadmissible, ajouta-t-il en pointant du doigt les faiblesses du président, c’est à dire ma petite personne. Quatorze membres au comité éditorial ? Je comptai et recomptai. C’est exact. Mais il n’y a qu’une seule personne qui rédige dans les faits : enlevez tous les inutiles à quai et dangereux en mer, il ne reste plus que les trois reporters chargés de ramener des photographies et des vidéos en provenance du monde entier ; et ma modeste personne, qui écrit tout, absolument tout sans pouvoir compter sur personne, sauf walter s’il me vient à l’idée d’écrire un article sur le vietnam. Et pendant ce temps-là, Remington explique que nous devrions produire au moins quarante-deux articles par semaine d’une longueur minimale de mille mots, pourquoi quarante-deux je n’en sais rien, je crois que c’est un ratio de trois articles par personne. Je tente bien d’observer que nous sommes organisés comme l’armée américaine, dix à douze soldats en soutien pour un sniper, Remington le productivite ne veut rien entendre. Dès la semaine prochaine, on augmente la cadence, ce que tout le monde approuve y compris Isba l’Afghan qui pour le moment n’avait encore rien dit en ma présence.
A ce propos, Isba l’Afghan, que vient-il faire dans le comité éditorial ? Je ne sais pas grand chose de lui, si ce n’est que le choix de l’imposer au comité revient à The Big Boss en personne. L’objectif serait d’en terminer avec les critiques insidieuses sur l’autoritarisme du bien aîmé Poutine dont Isba serait proche : il est membre de la confrèrie des Loups de la nuit, the Night Wolves, Notchnie Volki, les amis intimes de Poutine, qui ont à leur tête le sympathique Alexander Zaldostanov, « le frère » de Boris. C’est lui qui cite Saint Augustin Unité pour l’essentiel, liberté pour le non-essentiel, charité en tout, pour définir les valeurs défendues par les Loups de la nuit, le club de motards créé en 1989, qui seraient au nombre de cinq mille à travers toute la Russie et qui compte dans ses rangs l’homme à la poigne de fer en Tchétchénie, Ramzan Kadyrov.
Le club n’accepte pas les femmes suivant en celà les paroles de Bob Marley, No Woman No Cry, explique Alexander qui milite pour le développement moral et spirituel de la jeune génération sur la base du patriotisme et des traditions, car l’amour de la patrie fortifie l’Homme. Isba L’Afhgan appartiendrait au rang le plus élevé de la confrérie roulante et envahissante, le troisième ; il a même été promu missi dominici pour représenter les Loups de la nuit et promouvoir leur philosophie dans toute l’Europe. Et c’est ainsi qu’il s’est retrouvé à faire étape à Numériquement votre, dont la direction est soucieuse de garder de bonnes relations avec le vériatble ami des Caucasiens et des Ukrainiens, l’homme qui murmure à l’oreille des ours et s’en vole au milieu d’une escadrille d’oies. Il faut dire qu’Isba a bien mérité de la patrie moscovite comme je l’appris ulétrieurement, en descedant du soixante-et-unième étage au soixantième étage pour discuter avec Coach Buffalo, notre brillantissime manager en chef, the Chief manager officer.
Pour conclure cet épisode, voici un remarquable article théorique sur la croissance exponentielle appliquée à la population, l’énergie et l’environnement. Son auteur est Albert Allen Bartlett, un physicien, professeur émérite de physique de l’université du colarodo à Boulder, aux Etats-Unis. Né en 1923, il est décédé en 2013. Sa pensée peut se résumer ainsi : La plus grande faiblesse de l’espèce humaine vient de son incapacité à comprendre la fonction exponentielle. Il n’a pas tort.
http://www.albartlett.org/presentations/arithmetic_population_energy_transcript_french.html