Le Maître de l’apocalypse Noé

Voici un humble hommage à Mikhaïl Boulgakov dont le livre le plus célèbre, le Maître et Marguerite, lui demanda douze ans de travail dans la clandestinité, en pleine terreur stalinienne. Boulgakov est aussi l’auteur d’un livre d’esprit français, le Roman de monsieur de Molière, qui fut achevé sans être publié en 1933 alors que la relation de pouvoir qu’il décrit entre Le roi Louis XIV et Molière n’est autre que celle qu’il entretient, malgré lui, avec Staline depuis de nombreuses années. En effet, en 1925, il avait publié la Garde blanche qui lui assura de manière tout à fait inattendue une protection despotique de Staline après que ce dernier eût assisté au théâtre, plus de vingt fois à la pièce tirée du roman. Il empêcha par la suite qu’on s’en prît à un auteur à la tonalité d’écriture pourtant si peu soviétique et alors même qu’il avait appartenu à l’armée  blanche de Dénikine pendant la guerre civile.

Cet article fait suite aux deux précédents, Pour la crainte des malfaiteurs et le Troglodyte. Et si nous n’avions pas évoqué jusqu’alors Molière, c’est tout simplement que nous vivons tous les jours avec lui : nous croisons ses personnages en tous lieux et à tout moment, femmes savantes et bourgeois gentilhommes, médecins malgré eux et malades imaginaires, fourbes scapins et dom Juans, tartuffes et misantrophes, avares et amants magnifiques. Ils sont là à se déchaîner autour de nous à notre plus grand étonnement. Molière, tu es le plus grand ! Enfin, Mesure pour mesure, on ne peut oublier Shakespeare, et ce parcimonieux Racine.

 Monsieur de Molière


Le Maître à l’iguane vert  était là devant moi, assis dans son fauteuil, caressant doucement la tête du saurien. Il me pria de s’asseoir face à lui d’un geste souple et amical, quoique plutôt ferme et autoritaire. Après un long silence, il me dit : je suis un autarcique, admirez les lieux.  Ce furent l’une des rares interventions verbales que je réussis à lui arracher de toute la journée. Pour un entretien destiné à le connaître, les échanges se limitèrent au strict nécessaire. Mais n’était-ce pas une visite plutôt qu’un entretien ? A défaut de cahier, je pris des notes mentales pour me souvenir de l’atelier du Maître, cette caverne troglodytique dont je vais essayer de restituer l’atmosphère à la sévère austérité d’un souk en folie.

C’est que l’atelier du Maître était habité, comme je le constaterais plus tard. Il y avait surpopulation. On aurait dit l’arche de Noé planté au milieu de la terre. Mais pour l’instant, je découvrais les lieux. c’était une simple chambre, on aurait dit celle de Robespierre autrefois visitée par le général Marceau pour arracher une vie à l’échafaud. Il n’y avait là ni luxe, ni calme ni volupté, mais qu’un immense désordre : des armoires où s’entassaient des dossiers, des bibliothèques envahis de livres poussiéreux, des valises au-dessus des armoires et une vue sur les toits de zinc parisiens en direction de Montmartre dont on apercevait un gâteau de crème dans le brouillard, qui faisait office de dôme.  Rien de bien original à vrai dire, si ce n’est un bric-à-brac redoutable de collections diverses, soldats de plomb et petites autos, chapelets et croix, et fait étrange, des dizaines de plumes d’oie près d’un encrier.

Je demandais au Maître s’il écrivait encore à la plume. Il me répondit que oui, m’expliquant désormais qu’un rond de fumée avec le cigarillo à la bouche signifierait oui tandis que deux ronds devraient être interprétés comme un non. Mais comme les volutes de fumée s’effilochaient en spirales, je n’étais guère plus avancé.

Je m’approchai alors du sacro-saint bureau du Maître sur lequel trônait un ordinateur flambant neuf, un tourne disque déglingué, et contre le mur, montant jusqu’au plafond, des boîtes de gâteaux en fer blanc, de toutes marques, de tous pays, de toutes origines, sablés, secs, moelleux, demi-secs. C’était impressionnant. Je lui demandai si ces boîtes étaient pleines, il me répondit que oui, mais qu’elles contenaient des objets divers rapportés du monde entier, des figurines, des bracelets ou des colifichets. Il m’autorisa à en ouvrir une, mais une seule. Pas de chance, je tombai sur des vis et des clous de charpentier. Je l’interrogeai alors sur son mode d’écriture, s’il s’installait au bureau pour taper les textes à l’ordinateur. Vous n’y pensez pas, me répondit-il, j’écris comme Pouchkine, allongé sur le lit, et lorsque l’inspiration vient, à la plume d’oie, je remplis des parchemins éliotropes. Je lui répondis que je ne connaissais pas ce type de parchemin. Il ne sembla guère surpris, ajoutant :  c’est normal, ils sont peu connus, ce sont des parchemins de Sort qui permettent d’améliorer les six qualités d’écriture : la vitalité, la sagesse, la force, l’intelligence, la chance et l’agilité. Je notai cette information dans un coin de mémoire,  me demandant cependant s’il ne se moquait pas un peu de moi.

Boussole JOL

Je m’intéressai alors à ce qui était accroché au mur, des estampes japonaises, des gravures indiennes, des dessins à l’encre de Chine, une peinture représentant une case d’esclave sous les Tropiques, des cartes postales venues du monde entier, un curieux fourre-tout d’images et de photos pêle-mêle.

– C’est ainsi que l’inspiration me vient, dit-il, en regardant par la fenêtre les toits et  fenêtres éclairées. Tout cela ne se réalise par sur commande. Il faut des ordres intérieurs et veiller à ce que la forteresse ne bronche pas sous les coups de boutoir extérieurs.

– Est-ce pour cela que sont entreposées sur cette table toutes ces croix latines et palatines ?, demandai-je, réalisant soudainement que je racontais n’importe quoi.

– Non pas du tout, me dit-il, ce sont des trophées rapportés d’expéditions lointaines, me présentant alors une croix arménienne, puis une croix de Jérusalem, une croix latine, et encore celle de Saint-Jacques de Compostelle puis d’autres croix, de Malte, grecque, scandinave, serbe ou sibérienne, sans oublier la vénérable croix d’Anjou, qui était aussi celle de Lorraine, de Pologne, de Hongrie, de Slovaquie et de Lituanie, ajouta-t-il d’un air entendu qui ne me disait rien.

Il faudra aussi vérifier ce point, songeai-je, me tournant vers des chapelets et des crucifix entassés sur un guéridon, le regard attiré par des croix d’argent incrustées de pierres précieuses pouvant être accrochées en pendentif au lobe de l’oreille.

La croix d’Anjou, conservée en  la chapelle de la rue de la Giraourdière, à Baugé en Anjou. Il s’agit d’ un fragment de la Vraie Croix du Christ, rapporté de Terre sainte par un croisé baugeois en 1244. Vers 1379, cette relique est ornée de pierres précieuses par les orfèvres du roi Charles V. Elle deviendra l’emblème de la province de Lorraine, et plus tard, le symbole de ralliement de la France libre sous le nom usurpé de Croix de Lorraine.

C’est alors que nous échangions sur la Croix d’Anjou que le Chat botté qui m’avait soumis à la question un peu plus tôt, entra dans la pièce tout affolé, miaulant et trépignant. La ménagerie de l’Apocalyspe Noé se rebellait. Il y avait péril en la demeure. Le Maître se précipita dans la pièce d’à côté, suivi du Chat botté qui portait le doux nom de Margaret, sans réussir à savoir s’il le portait en hommage à la mère Thatcher ou à la soeur de The Queen.

Un spectacle étonnant nous attendait. Il y avait là, en cours de construction, une immense arche ressemblant à celle de Noé, tout en bois. Et des dizaines d’animaux prêt à embarquer, alligators et crocodiles, boas constructor et pythons, chiens et chats, vaches et cochons…. Et lorsque le Maître entra, le silence se fit instantanément. Même les mouches et les moustiques arrêtèrent leur vol, se plaquant sur les fenêtres ou le mur. La discipline, tout est dans la discipline, me dit le maître en se retournant vers moi, caressant toujours la tête de l’iguane vert ; sinon, on ne s’entend plus et personne ne peut plus travailler. Voilà le secret de l’éducation et du travail : tout est dans l’organisation et l’exécution ; autrement, vous pouvez dire Adieu, veaux vaches et cochons !

Le calme revenu, je lui demandais la signification de toute cette ménagerie. Il me répondit: c’est simple, c’est tout mon grand cirque littéraire, sans lui je ne suis rien, me montrant au loin un loup d’Abyssinie, un gypaète barbu, un leopard des neiges, un héron noir, et encore un peu plus loin, surmontant la foule des animaux , un ibis rouge et un bel ara bleu qui était le seul à ne pas obéir et qui hurlait : De Gaulle, tu chies dans ton froc, de Gaulle, tu chies dans ton froc ! Exaspéré, je vis le chat botté qui portait maintenant des bottines dorées en laine tricotées à la main, foncé droit sur le perroquet, un fouet claquant au-dessus de la tête, criant à l’adresse du volatile : Ta gueule Churchill, rentre dans la cage !

Il était temps de s’en retourner à la maison boire un vin chaud.  Je n’en pouvais plus de toute cette littérature, de l’auteur virtuel et de son grand cirque littéraire. Il allait devoir se calmer et passer aux chosers sérieuses, sinon, c’est moi qui reviendrait un fouet à la main pour lui apprendre à vivre, pour pousser vers le ruisseau cette inutile Apocalypse Noé, et pour que cet arche dérisoire s’en aille sombrer au milieu de l’Océan comme le Titanic au large de Terre-Neuve ou mieux encore, qu’elle s’enlise sur un banc de sable comme la Méduse en approche du Sénégal.

– Remarquez bien, me dit l’auteur virtuel en me raccompagnant à la porte, que l’arche est construite tout en bois d’almuggin. Et croyez-moi, ce n’est pas une mince affaire. Il me faudra bien un millénaire, tout un millénaire de solitude au milieu de ce cirque. Heureusement nous avons un solide charpentier.

– En bois d’almuggin ?

Oui, en bois d’almuggin. On n’en rencontre pas plus souvent qu’un Almasty.

Le Radeau de la Méduse, Théodore géricault, 1819, Musée du Louvre, Paris 

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