A propos de « l’identité de la France  » de F. Braudel : le destin de la France est dans l’Europe

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Si l’histoire ne se répète pas, elle se confirme le plus souvent. Mais rien n’est jamais définitif. En est-il ainsi du destin de la France. Puisse cette journée du 11 janvier 2015 ancrer dans le cœur des Français cette Europe unie pour le meilleur et pour le pire,  la volonté implacable qu’elle soit notre destin apaisé sans esprit de retour aux forces du néant et de la haine.

On connaît François Braudel, mort après une vie entière consacrée à l’histoire. En approfondissant les méthodes appliquées à l’histoire par la confrontation systématique de cette matière aux autres sciences de l’homme, il a donné à cette nouvelle histoire ses lettres de noblesse auprès du grand public. Son talent de conteur, son art du récit et son travail acharné au service des hommes le rendent unique, pour nous qui aimons l’histoire, ce savant décryptage des sociétés humaines qui peuplent notre terre depuis des millénaires. En finissant de dégager l’histoire de l’empirisme événementiel, Braudel a rendu un grand service.

Fernand Braudel nous laisse une histoire de France inachevée. Il poursuivait une double ambition : prouver que sa méthode de travail était applicable à un sujet aussi brûlant que l’histoire de son pays natal ; ne pas céder aux facilités de langage et aux vérités révélées . Il délaissa ainsi ses sujets de prédilection, « la méditerranées au temps de Philippe II » ou le concept d’économie-monde développé dans « Civilisation matérielle, économie et capitalisme« . Pressentant l’avenir difficile de la France « sur les eaux agitées et incertaines de  l’histoire présente du monde« , il chercha aussi à écarter les clichés, équations ou formules qui « ramassent le passé comme un comprimé ou accordéon« .

Le projet primitif de Braudel était de publier une histoire de France comportant trois volumes consacrés respectivement à l’identité,  la naissance et le destin de ce « cher vieux pays » pour reprendre une expression gaulliste. Le premier volume devait comprendre quatre volumes permettant l’analyse historique sous l’angle d’une science dominante, la géographie (« Espace et histoire »). Devaient suivre l’économie politique (« les hommes et les choses »), la sociologie politique (« Etat, culture et société ») et enfin les relations internationales (« La France hors le monde »).

Avec « Espace et histoire », les éditions Arthaud-Flammarion ne publient donc qu’une sorte d’introduction à l’œuvre envisagée par l’auteur. Dans ces conditions, toute critique objective est rendue difficile, ne pouvant être qu’aussi partielle et inachevée que le livre étudié. On peut cependant s’aventurer sur le terrain de l’enjeu essentiel, savoir si l’identité de la France explique son destin, si elle en constitue les assises véritables.

En associant la géographie à l’histoire pou débuter cette recherche d’identité, il s’agit d’introduire la longue durée, le mouvement des profondeurs. Le France ne vient pas du « fond des âges ». Elle a pris naissance dans l’histoire, en replaçant celle-ci dans le cadre des répétitions, des règles tendancielles et des perspectives de continuité.

Pour tenter de déterminer comment d’un point de vue spatial, territorial, la longue et douloureuse histoire de la France s’organise en profondeur, l’auteur procède en trois étapes concernant la notion d’unité géographique, l’organisation du peuplement et enfin, l’évocation du débat permanent et actuel sur la genèse de la France.

Au premier abord, la mythique unité française est sans rapport d’évidence avec l’espace territorial occupé, un espace marqué par la diversité géographique. Le France est une terre de contrastes, une somme de pays, un regroupement anarchique de provinces, jalouses de leurs droits, autonomies et privilèges. L’unité du pouvoir que symbolise le centralisme parisien demeure, la plupart du temps, dans le domaine de la fiction : ni l’ordre politique, ni l’ordre social, ni l’ordre culturel ne réussissent à imposer une uniformité qui soit autre chose qu’une apparence ». L’historien donne en exemple l’inutile combat de la royauté contre la multiplication des péages ou encore gardée par les villes d’élire leurs échevins malgré le rétablissement de la vénalité des offices municipaux, les cités s’organisant pour racheter, en nom collectif ces vénalités et par l’arbitrage d’élections libres.

A la mosaïque des pays se superpose, de manière contradictoire, un système cohérent de peuplement, véritable système constructif de la France qui se présente de plans étagés, de façon impitoyablement logique, ce qui n’est pas évident au premier abord : à la base se trouve l’immensité rurale, les milliers de hameaux et de villages qui laissent une impression inexacte de diversité de peuplement ; au sommet, évidemment, Paris à l’insolente fortune, véritable araignée qui aurait tissé sur le socle de la France, l’aurait imposée par la force si nécessaire, au point que l’histoire de la France se confond en fait avec la volonté de puissance , l’impérialisme parisien ; et enfin, aux étages intermédiaires, reliant la masse rurale à Paris, un réseau maillé, étoffé de bourgs et de villes. Cette cohérence de peuplement se retrouve aujourd’hui dans la structure administrative fortement hiérarchisée, les bourgs prenant le titre de chef-lieu de cantons, les villes celui de préfecture de département ou de région à l’ultime étage intermédiaire.

La contradiction flagrante dans le domaine de la géographie physique, entre la diversité de l’espace territorial et l’existence d’une hiérarchie dans l’organisation du peuplement, entraîne Fernand Braudel  à réfléchir sur la validité du débat concernant le rôle de la géographie dans l’histoire de France, pour conclure qu’il lui semble difficile de penser que « la géographie a inventé la France ». Au contraire, l’auteur pencherait plutôt pour des « France possibles » géographiquement, même si le poids des origines apparaît écrasant, et d’évoquer le mythe des frontières naturelles, un mythe à la vie dure quoiqu’il n’ait rien de naturel. Depuis le traité de Verdun en 843 qui partagea l’empire de Charlemagne, acte fondateur de la France, la poursuite millénaire de ce mythe des frontières naturelles semble selon l’historien, avoir été le prix à payer pour la France de son immensité, de sa faim de terres, « d’une sorte d’appétit de paysan que rien ne rassasie.» L’absence presque permanente de la France dans la course maritime, l’expansion par les mers ayant été abandonnée aux puissances ibérique ou anglaise, s’explique principalement par la faiblesse des moyens sur mer. L’essentiel des forces vives a été employée à satisfaire une vocation ambitieuse de puissance continentale. Le maintien de ce choix continental est d’ailleurs le grand chagrin de F. Braudel qui ne cesse de regretter que la France n’ait jamais répondu à l’appel du large, sauf par éclipses et sans grand dessein.

C’est sans doute que la France est bien, pour reprendre une expression employée par François Mitterrand dans un entretien accordé à l’écrivain Marguerite Duras « le dernier pays avant la mer ». rien qu’un cap étroit tout au bout de l’Asie, une nation de paysans âpres au gain, travaillant une terre fertile sous un ciel tempéré, une terre trouvée et occupée par des êtres venus de si loin qu’on ne peut plus avoir la force nécessaire de traverser la mer pour de nouveaux périples, ne laissant plus que le choix de défendre cette terre avec acharnement lorsque celle-ci est menacée dans ses raisons d’être et de vivre : « no retreat, no retreat, they must conquer or die who have no retreat ».

Tel est le destin de la France si l’on veut retracer l’existence d’un quelconque déterminisme géographique, destin indissociable de l’accueil par vague d’exilés et de fugitifs, dans le brassage des peuples, un brassage permanent qui ne souffre d’aucun répit et qui impose de réfléchir aux conditions d’accueil si l’on veut que la France continue de jouer un rôle actif dans le monde. Ici serait notre devoir et notre honneur, si à ces mots nous voulons donner un sens. La xénophobie, la vulgarité d’esprit, l’égoïsme sacré au nom d’intérêts nationaux illusoires, voilà ce qu’il nous faut extirper  de nos pensées et de nos actes, sauf à voir triompher cette « bêtise bourgeoise » pour reprendre l’expression de Gustave Flaubert.

Aussi difficile qu’il soit de trouver une identité à la France, ce que l’on éprouve en refermant le livre de François Braudel, c’est qu’assurément la France perd son âme lorsqu’elle se replie, frileuse et médiocre, sur l’hexagone. La France doit impérativement cesser d’identifier son destin à l’image hexagonale d’un monde qui n’est plus. L’avenir de la France est nulle part ailleurs que sur le continent européen, ici, une Europe prise dans son ensemble qui ne va pas simplement de l’Atlantique à l’Oural, pour reprendre la geste gaullienne, mais jusqu’au Caucase et la Sibérie. On peut certes regretter comme Braudel que la France n’ait jamais saisi les multiples opportunités qui se présentaient sur les mers, il n’empêche que nous n sommes toujours sur le continent européen à dériver, puissance sur le déclin, faute d’un grand dessein pour l’Europe, dont les réalités se dessinent avec difficulté. Il nous faut inventer une Europe qui ne soit pas en attendant Hamlet confronté au spectre, un simple marché d’affaires et d’intrigues financières, ignorée de la scène internationale, faute d’union et de volonté politique.

Si ces considérations nous éloignent quelque peu du livre de F. Braudel, c’est pour mieux y revenir. Que le rêve est loin de se réaliser d’une Europe indépendante en charge de sa souveraineté, qui ne serait pas seulement placée sous l’ombrelle nucléaire américaine,  mais aussi débarrassée d’une étrange menace russe à rebours de son appartenance européenne primordiale.

C’est que pour nous Européens « qui avons tout vécu », l’histoire est devenue trop  terrifiante, effrayante, paralysante. Enlisée dans la nostalgie d’une grandeur perdue, peu à peu s’enfonçant littéralement dans les voluptés enfumées de la décadence, c’est l’audace et le réalisme qui manquent le plus à l’Europe, l’audace de considérer que l’avenir de l’Europe ne soit pas forcément, systématiquement associé aux intérêts de l’Amérique impériale. Mais en ces temps incertains et agités, il n’est personne pour proposer de sauter le pas comme si la résignation à la décadence faisait craindre un proche anéantissement nucléaire Cette crainte ne se justifie pas. Quels que soient les intérêts vitaux en cause au premier abord, on ne connaît aucun suzerain qui se soit sacrifié avec insouciance et légèreté pour le salut d’un vassal empêtré dans ses renoncements et divisions. Le pilier atlantique faiblissant, l’appel du Pacifique provoquera le basculement des intérêts américains en Asie. Refuser d’admettre que les Etats-Unis trouvent de moins en moins d’intérêt à sacrifier ses intérêts nationaux pour un « pion européen » flanchant est faire preuve d’impudence. Comment en vouloir à l’Amérique de s’éloigner de l’Europe si nous faisons preuve de faiblesse et de division et si nous oublions que notre hypocrisie millénaire a toujours conduit chaque nation européenne à privilégier la défense de leurs propres intérêts.

Le sort de la France, depuis le traité de Verdun, voilà plus de mille ans, est indissociable du continent européen. L’Europe est le seul grand dessein possible pour la France, condamnée à s’acharner pour donner à l’Europe les moyens politiques et stratégiques de s’affranchir de la pesante et dangereuse insouciance que la tutelle américaine entretient. Sans dénoncer le pacte atlantique qui nous est indispensable pour notre survie, il nous faut se doter des moyens politiques et militaires pour développer une autonomie grandissante et entreprendre progressivement une politique d’association avec « l’autre Europe », cette Europe qui n’a jamais été ailleurs qu’en Europe avant que ne tombât le rideau de fer sous le joug communiste implacable. Nous autres européens de l’Ouest et de l’Est partageons une identité et des intérêts communs, une histoire et une culture identiques, indissociables, si l’on fait abstraction de cette division territoriale provisoire. La Pologne, la Roumanie, la Hongrie ou la Tchécoslovaquie sont européens avant d’être des vassaux communistes contraints et forcés, qui retrouveront leurs réflexes de liberté dès que cela sera possible, car l’Europe est d’abord terre de liberté. Berlin-Est en 1953, Budapest en 1956, Prague en 1968 ou Gdansk en 1980 nous le martèlent régulièrement.

En replaçant dans la longue durée l’histoire de la France, il apparaît à l’évidence que l’avenir de la France passe par une identification totale de ses intérêts à ceux de l’Europe, qui, un jour ou l’autre, se désengagera naturellement de sa fascination libertaire pour l’Amérique et de son attirance morbide et paradoxale à vouloir plier sous le joug soviétique.  Il revient à la nation française, en fusionnant son identité au destin de l’Europe, d’apporter au continent européen une volonté inébranlable d’Union pour échapper à la décadence historique qui nous menace. Mener cette politique serait poursuivre par de nouveaux moyens,  la vocation continentale de la France, présente  de la méditerranée au Rhin, dos à l’Atlantique. C’est en proposant à l’Europe, sans aucun détournement de pensée, ce dessein d’unification apaisée et de liberté à approfondir que la France peut continuer de jouer un rôle dans le monde. Car il n’est plus temps de rechercher la France désespérément. Son destin est celui de l’Europe, une Europe qui n’est pas un simple petit cap asiate, mais une terre de liberté, le phare de la liberté qui jamais ne s’éteindra.

Ce manuscrit est un hommage à Fernand Braudel, écrit peu après sa mort. Retrouvé récemment,  il date de 1986, et n’avait jamais été publié jusqu’à ce jour.