Le 21 février 2016 à 7 H 15, il y aura exactement cent ans que la bataille de Verdun commençait sous un déluge de feu alors jamais connu dans l’histoire de l’humanité. En une seule journée, l’artillerie allemande composée de plus de 1.500 canons amassés autour de Verdun, bombardera sur la ligne de front protégeant la forteresse, plus d’un million d’obus sur les troupes françaises. C’est le début d’une offensive qui, proche de réussir, finira par échouer à l’automne 2016, les deux armées se retrouvant sur les mêmes lignes qu’au début de l’année, provoquant entre temps la mort de plus de 160.000 soldats français et de 140.000 Allemands (photo d’introduction : La victoire par l’exemple ! Le lieutenant-colonel Driant à l’ouvrage dans une tranchée à Verdun à l’automne 1915)
Pour autant, cette bataille n’est pas la plus meurtrière de la Première guerre mondiale. La bataille de la Somme ou le Chemin des Dames engloutirent beaucoup plus de troupes de chaque côté, pas moins de 350.000 pour le Chemin des dames du côté français. Et pourtant, la défense héroïque de Verdun continue de symboliser l’histoire de la Grande guerre avec la bataille de la Marne en 1914, comme si le sort incertain des armes avait été exorcisé à chaque fois par un miracle ou un génie propre à la France, la mobilisation de tous pour vaincre, les taxis de la Marne dans un cas et les 2.500 camions de la Voie sacrée pour ce qui concerne la défense de Verdun.
La glorification de la bataille de Verdun dans l’imaginaire populaire français est intimement liée à l’extraordinaire capacité de résistance des Poilus sur lesquels plus de soixante millions d’obus vont s’abattre tout au long de l’année 1916. 80% des pertes de la Grande guerre sont d’ailleurs provoquées par l’artillerie lourde, ce qui constitue la nouveauté de ce conflit qui ne prend plus le temps d’ensevelir ses morts faute d’en reconnaître les corps. L’héroïsme de Verdun sera d’autant plus mis en avant par la propagande d’après-guerre que les deux grandes offensives des Alliés, que ce soit sur la Somme ou le Chemin des Dames, se révéleront des échecs flagrants et que l’ultime offensive en 1918, après la seconde bataille de la Marne, est marquée par l’internationalisation de la guerre avec l’arrivée des troupes américaines. Verdun est une histoire militaire purement française, jusque dans l’appel aux troupes coloniales venues du Maghreb ou d’Afrique noire qui entrent dans la légende militaire.
L’imaginaire français, pendant et après la guerre, va ainsi statufier des généraux tels que le « vainqueur de Verdun », Pétain, mais aussi Nivelle et Mangin, dans de moindres proportions : les résultats des offensives qu’ils menèrent, prêtent à caution surtout en ce qui concerne Nivelle après son inutile entêtement offensif en 1917 sur le Chemin des Dames qui aboutira à un désastre humain et des mutineries de masse dénonçant les conditions de combat catastrophiques, obligeant le haut commandement à le remplacer par Pétain.
Les victoires de généraux n’en font pas pour autant des héros mortels. Une nation a besoin de simples soldats pour se reconnaître et mettre en avant ses élans et convictions guerrières. Un homme va incarner toute la nation française en guerre, en 1916 et ultérieurement : il s’agit du lieutenant-colonel Emile Driant tombé au champ d’honneur dès le deuxième jour des combats, le 22 février 2016, atteint d’une balle à la tête alors qu’il organise le repli des derniers éléments de son bataillon de chasseurs pris sous le déluge de feu dans le bois des Caures.
On a aujourd’hui tout oublié ou presque d’Emile Driant, plus connu alors sous son nom de plume, le capitaine Danrit, anagramme de son véritable nom. En 1914, il figure pourtant parmi les écrivains les plus connus de France, celui qui rencontre le plus de succès hors des cercles littéraires et intellectuels, connu comme le « Jules Verne militaire » après avoir mené une carrière plutôt chaotique dans l’armée dont il a démissionné pour se consacrer à l’écriture et à la politique, devenant député en 1910 et étant réélu en 1914 à la veille de la guerre.
Emile Driant n’aurait pas du se retrouver à la tête de son bataillon de chasseurs dans le bois des Caures à la veille de l’offensive allemande sur Verdun. Il avait 58 ans en 1914 à la déclaration de guerre, non mobilisable donc. Il va cependant demander au ministre de la Guerre d’être réintégré malgré son âge, ce que ce dernier acceptera. Car Emile Briant n’est pas n’importe qui, non pas du fait de sa carrière militaire dans le sillage du général Boulanger dont il est le gendre ou de sa carrière politique en tant que républicain de sensibilité libérale, mais parce que ses romans de fiction militaire fascinent les Français depuis plus de 20 ans.
Le capitaine Dirant, l’écrivain, a en effet une imagination débordante, délirante écrirait-on aujourd’hui, puisée dans les services de renseignements et de recherche des armées, alors qu’il travaillait au cabinet militaire de son beau-père, l’étrange général Boulanger, magnétiseur de foules et séducteur de femmes, qui incarne le courant populiste appelé à régulièrement se réincarner dans la vie politique française jusqu’à nos jours.
Emile Driant le militaire, fidèle à ses convictions politiques, ayant démissionné de l’armée après avoir dénoncé les manipulations des nominations et promotions militaires par les loges maçonniques (l’affaire des fiches) au moment du conflit entre l’Église et l’Etat, se consacre alors entièrement à sa carrière d’écrivain destinée à exalter le nationalisme revanchard face à l’ennemi allemand. Avant de démissionner, il avait en effet, d’abord publié une trilogie consacrée à la Guerre de demain, couronnée par l’Académie française.
Redevenu civil, il va alors écrire des livres curieux au succès phénoménal, l’Invasion noire, puis l’Invasion jaune qui évoquent, alors que l’Europe domine le monde en Afrique ou en Asie, l’invasion du continent européen par des fanatiques mahométans ou des peuples asiatiques, qu’ils soient Chinois ou Indiens, réunis sous l’égide scélérate des Japonais, une union plus qu’improbable qui est une méconnaissance totale de l’histoire de l’Asie!
A chaque fois, le scénario est identique, l’Europe est envahie, les hordes barbares déferlent, Paris est occupé mais un miracle se produit, les forces de l’envahisseur se disloquent et la menace finit par s’estomper et disparaître. Jean Yanne, cinquante plus tard imaginera un scénario identique avec Les Chinois à Paris, mais pour se moquer des idées maoïstes qui ravagent la jeunesse étudiante et leurs professeurs d’université à la recherche de modèles totalitaires à copier! Jean Raspail, en 1973, reprendra une thématique identique en imaginant une immigration massive en provenance du delta du Gange, dans le Camp des saints.
Rétrospectivement, son livre le plus étonnant demeure l’Aviateur du Pacifique, publié en 1910, qui prévoit tout simplement, l’attaque des îles Hawaï par l’armée japonaise, 30 ans avant Pearl Harbor le 7 décembre 1941. Là encore, l’imagination du capitaine Dirant triomphe en évoquant les possibilités de brouillage des ondes par l’armée japonaise !
Anglophobe, revanchard, l’homme politique Driant entre 1910 et 1914, n’a de cesse de renforcer les capacités militaires de l’armée française dans le cadre de la course aux armements avec l’Allemagne. Redevenu officier à la déclaration de guerre, il se retrouve à la tête du 1er bataillon de chasseurs à pied. Son héroïsme au combat lui vaut d’être promu officier de la légion d’honneur en novembre 2014. Il proposera à la Chambre des députés, avec Barrès, la création d’une médaille militaire pour décorer les soldats. Ce sera la croix de guerre dont le projet est voté le 2 avril 1915. En attendant la croix de bois fichée dans la terre, à Verdun.
A l’automne 1915, son bataillon est désigné pour participer à la défense de la zone militaire de Verdun, alors calme. Il se retrouve à protéger le flanc du bois des Caures dont il constate le plus grand dénuement matériel face aux troupes allemandes qui ne cessent de se renforcer. Il prévient sa hiérarchie militaire, alarme l’état-major. Mais le général Joffre est uniquement préoccupé d’organiser la future offensive franco-britannique sur la Somme et ne croit pas un instant à une offensive allemande sur Verdun. Briant alerte alors la commission des armées de la Chambre des députés dont il est toujours membre, véritable crime de lèse-majesté militaire puisqu’il s’agit de contourner l’inaction hiérarchique face au danger ressenti. Son message est entendu, Joffre obligé de bouger, des renforts envisagés, mais les efforts sont bien tardifs.
Et lorsque le 21 février 1916, le bataillon de chasseurs à pied de Driant se retrouve sous le feu de l’artillerie allemande pendant dix heures de temps continu, il galvanise ses troupes par un dernier mot d’ordre : Les chasseurs ne se rendent pas! Leur sort n’en sera pas moins vite scellé : en moins de deux jours le plus grand nombre tombe sous le déluge d’acier puis l’avancée des troupes allemandes dotées de lance-flammes, à peine une centaine d’hommes ne survivra sur les mille deux cent du bataillon.
La mémoire de Driant le militaire, continue aujourd’hui d’être honorée par la conservation de son fortin dans le bois des Caures, unique ouvrage en béton armé dont disposait son bataillon dans la zone de deux mille mètres de long que celui-ci tenait sur le front. Sa sépulture devenue objet de pèlerinages, donnera lieu à la construction d’un tombeau en son honneur ainsi qu’en celui des chasseurs de son bataillon.
Quant au capitaine Dirant, l’écrivain, son imagination était peut-être débordante. Il suggérait à ses nombreux lecteurs que la catastrophe viendrait des masses mahométanes populeuses ou des peuples asiatiques révoltés avides de revanche face à la domination coloniale blanche. Mais pas un instant, il n’avait envisagé que l’effondrement de cette domination occidentale sur le monde ne viendrait de l’esprit de haine et du fanatisme belliqueux entretenus par les dirigeants aveugles des grandes nations européennes, que lui-même d’ailleurs partageait et qui lui sera fatal ce 22 février 1916, victime bien anonyme d’un conflit mondial qui fera près de dix millions de morts.
A Verdun plus qu’ailleurs, au milieu des traces anciennes des tranchées, parcourant l’horizon sans fin des croix de bois, traversant l’immense ossuaire de tous ces morts sans sépulture décente, aux corps déchiquetés, dispersés et emportés aux vents de l’oubli, songeant à tous ces disparus qui ne sont jamais revenus et aux blessés mutilés condamnés à n’être plus que de tragiques pantins désarticulés ou gueules cassées, c’est bien ici, à Verdun, qu’il faut absolument se souvenir comme il est facile de commencer une guerre, difficile de l’interrompre et impossible de l’achever, car ce qui existe en temps de paix, la vie tout simplement, jamais plus ne revient paisiblement une fois la mort installée dans ses charniers, de jour comme de nuit, au soleil ou sous la pluie, dans les villes ou dans les champs.
Illustration de propagande parue le 2 avril 2016 glorifiant la résistance héroïque des chasseurs de Driant à Verdun, les 21 et 22 février 2016
Nous Européens qui sommes vivants, nous croyons par le sang versé à Verdun, Stalingrad ou Treblinka, être immunisés depuis soixante-dix ans contre la guerre. C’est une terrible et tragique erreur. La haine, la violence et la mort rôdent toujours dans les couloirs et sous-sols des hospices délabrés de notre mémoire historique. Elles n’attendent qu’une chose : revenir en force pour retrouver le temps sanglant des carnages. Les guerres dans les Balkans ou en Ukraine devraient pourtant nous rappeler que l’Europe n’est pas plus que les autres continents la terre promise de la paix qui n’est jamais gagnée pour l’éternité. C’est à chacun d’entre nous de vaincre nos peurs et nos hantises, de cesser d’imaginer des invasions jaunes, noires ou blanches, en réalisant que notre seule communauté universelle de destin possible est la liberté et la fraternité.
Pour aller plus loin :
- et connaître la vie d’Emile Driant : le site Verdun-Meuse.fr lui consacre une biographie détaillée.
- Découvrir la zone de défense du Bois des Caures
Messe dite à la mémoire du colonel Driant et de son bataillon de chasseurs à pied, en la cathédrale Notre-Dame de Paris