Au café de la Régence avec Diderot et Philidor le subtil

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Pour nous, gent parisienne, qui n’aimons rien tant que s’abreuver d’un café au zinc d’un bistro, et pour nous, franche canaille, qui vouons au jeu d’échecs un respect qui n’a d’égal que le génie de Legal, il est un lieu dont le nom résonne à jamais dans l’histoire de la société française, c’est le café de la Régence immortalisé par Diderot dans le Neveu de Rameau :

 (…) Si le temps est trop froid ou trop pluvieux, je me réfugie au café de la Régence. Là, je m’amuse à voir jouer aux échecs. Paris est l’endroit du monde, et le café de la Régence est l’endroit de Paris où l’on joue le mieux à ce jeu ; c’est chez Rey que font assaut le Légal profond, Philidor le subtil, le solide Mayot ; qu’on voit les coups les plus surprenants et qu’on entend les plus mauvais propos ; car si l’on peut être homme d’esprit et grand joueur d’échecs comme Légal, on peut être aussi un grand joueur d’échecs et un sot comme Foubert et Mayot (…)

Il m’aborde. « Ah ! ah ! Vous voilà, monsieur le philosophe ; et que faites-vous ici parmi ce tas de fainéants ? Est-ce que vous perdez aussi votre temps à pousser le bois ?….. (c’est ainsi qu’on appelle par mépris jouer aux échecs ou aux dames.)
MOI – Non, mais quand je n’ai rien de mieux à faire, je m’amuse à regarder un instant ceux qui le poussent bien.
LUI – En ce cas, vous vous amusez rarement. Excepté Légal et Philidor, le reste n’y entend rien.

MOI – Et M. de Bussy, donc ?
LUI – Celui là est en joueur d’échecs ce que Mlle Clairon est en actrice ; ils savent de ces jeux, l’un et l’autre, tout ce qu’on peut en apprendre.
MOI – Vous êtes difficile, et je vois que vous ne faites grâce qu’aux hommes sublimes.
LUI – Oui, aux échecs, aux dames, en poésie, en éloquence, en musique et autres fadaises comme cela. A quoi bon la médiocrité dans ces genres ?
MOI – A peu de chose, j’en conviens. Mais c’est qu’il faut qu’il y ait un grand nombre d’hommes qui s’y appliquent pour faire sortir l’homme de génie. Il est un dans la multitude.

Diderot, plus homme de plume que joueur d’échecs

Le café de la Régence était situé au 234 place du Palais-Royal. Ouvert en 1718, son nom est donné en l’honneur du Régent, le Duc d’Orléans, qui de la mort de Louis XIV, en 1715, jusqu’à la majorité de Louis XV, en 1723, à 14 ans, détiendra le pouvoir délégué. C’est ici que pendant plus de deux siècles, les plus grands joueurs d’échecs viendront y jouer du monde entier, que ce soit la Bourdonnais, Morphy, Tartakower ou Alekhine.

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Le neveu de Rameau au café de la Régence

Les lieux sont historiques à un autre titre. La place du Palais-Royal a succédé à l’ancienne porte Saint-Honoré, qui constituait la principale entrée à l’ouest de la forteresse du Louvre érigée par le roi Philippe II Auguste en 1190-1200.  Et c’est après avoir donné l’ordre d’assaut de Paris, le 8 septembre 1429, que Jeanne d’Arc, en tentant de franchir le fossé d’eau, est blessée d’un carreau d’arbalète à la cuisse, au matin de la nativité de Notre-Dame.

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Plaque commémorative en l’honneur de Jeanne d’Arc, apposée au 161 de la rue Saint-Honoré, où se trouvait aussi le café de la Régence

Le café de la Régence, a survécu à une première destruction, comme en témoigne la revue la Régence qui en juillet 1850 dresse un état des lieux catastrophique de la place du Palais-Royal après les journées révolutionnaires de 1848 ; le café de la régence se trouve alors au 243 place du palais-Royal (Saint-Amant et La Bourdonnais sont de célèbres joueurs d’échecs de l’époque) :

« L’impitoyable temps ne s’en prend pas seulement aux hommes, il semble même vouloir détruire jusqu’à leur habitation. La prolongation de la rue de Rivoli nous a déjà enlevé la maison 42, Saint-Thomas-du-Louvre, naguère encore occupée par Saint-Amant. Aujourd’hui nous voyons tomber les derniers restes de la maison 239, place du Palais-Royal, habitée jadis par notre cher La Bourdonnais ; c’était là où il passa les dernières années de sa vie. Ne pouvant plus faire de grandes promenades, il avait choisi cet endroit pour être plus près du Café de la Régence. Nous voyons disparaître avec un sentiment de tristesse ces derniers débris ; mais les souvenirs que l’homme nous a laissés resteront encore vivants ; (…)

Place du Palais-Royal en 1849 occupée par les voitures de remise, ancêtre des taxis et VTC. A chacun sa bouse selon les ans.

Le café de la Régence resurgit des décombres après les travaux entrepris par le baron Haussmann. L’intérieur de l’estaminet et la salle des échecs ressemblent plus ou moins aux lieux fréquentés par Diderot, Rousseau ou Philidor. On y joue toujours autant aux échecs, comme en témoigne des gravures de la seconde partie du XIXème siècle.

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Mais déjà l’ambiance n’est plus la même, ce qui n’échappe pas aux avertis du jeu. L’établissement si parisien serait même devenu une sorte de colonie allemande où coule, impériale, la bière à flot, là où autrefois les dives bouteilles de vin et d’absinthe assuraient, sans partage, une humeur égale royale, révolutionnaire et républicaine.

Le café de la Régence, que l’élargissement de la place du Palais-Royal a renvoyé non loin de là, n’est plus que l’ombre de lui-même, comme académie de joueurs d’échecs : quelques descendants de Philidor se réunissent, encore pour faire la partie, dans une salle de ce café d’origine plus que séculaire, derrière une galerie où l’on fume, qui intercepte l’air et le jour. Seulement le voisinage de l’Opéra y attira aussi des musiciens et leur cortège d’amateurs, opposant école à école dans leurs discours passionnés. Que de parties d’échecs y furent interrompues par d’ardentes sorties pour ou contre Rameau, Lulli, Piccini, Mondoville, Dauvergne !

Au nombre des habitués de ce temps-là se remarqua Jean-Jacques Rousseau, et il attira même tant de curieux aux portes que le lieutenant de police finit par y placer une sentinelle. Le café de la Régence dessert, avec plusieurs autres, les entractes du Théâtre-Français ; mais les spectateurs du théâtre qui avait été celui de Lulli et de Molière, de l’autre côté du Palais-Royal, n’avaient pas de meilleure salle d’attente. A ses tables encore n’étaient pas rares les auteurs et les journalistes quand Alfred de Musset y prenait de l’absinthe et Sainte-Beuve du chocolat. Aujourd’hui, par exemple, l’allemand se parle autant que le français dans cet établissement, qui fut si parisien depuis la Régence jusqu’au second empire, et la bière y coule comme de source.

Désormais, les temps sont à la réclame pour accroître la fréquentation du café et du restaurant. On en appelle aux mânes de Philidor et des grands joueurs ayant hanté la salle :

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Ce qui n’empêche pas, hélas, le café de disparaître. Les lieux sont désormais occupés par la maison du tourisme et de l’artisanat du Maroc. Et à la place de la terrasse, des voitures plus laides les unes que les autres stationnent.

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Aussi, voyageur ou travailleur, s’il te vient à passer par la place du Palais-Royal, apercevant la plaque érigée en l’honneur de la Pucelle, souviens-toi qu’en ce même lieu, a pris naissance au café de la Régence, le jeu moderne des échecs, sous la férule de joueurs tels que Légal et Philidor. Leurs joutes furent si spectaculaires qu’elles occasionnèrent non seulement des commentaires élogieux, plus tard suivie d’une correspondance de Diderot à Philidor, en date du 10 avril 1782, où l’encyclopédiste met en garde le joueur d’échecs établi à Londres pour tenter d’y gagner sa vie aux échecs, après avoir appris qu’il pratique des parties simultanées à l’aveugle :

Je ne suis pas surpris, monsieur, qu’en Angleterre toutes les portes soient fermées à un grand musicien, et soient ouvertes à un fameux joueur d’échecs ; nous ne sommes guère plus raisonnables ici que là. Vous conviendrez cependant que la réputation du Calabrais n’égalera jamais celle de Pergolèse. Si vous avez fait les trois parties sans voir, sans que l’intérêt s’en mêlât, tant pis : je serais plus disposé à vous pardonner ces essais périlleux si vous eussiez gagné à les faire cinq ou six cents guinées ; mais risquer sa raison et son talent pour rien, cela ne se conçoit pas. Au reste, j’en ai parlé à M. de Légal, et voici sa réponse : « Quand j’étais jeune, je m’avisai de jouer une seule partie d’échecs sans avoir les yeux sur le damier ; et à la fin de cette partie, je me trouvai la tête si fatiguée, que ce fut la première et la dernière fois de ma vie. Il y a de la folie à courir le hasard de devenir fou par vanité. » Et quand vous aurez perdu votre talent, les Anglais viendront-ils au secours de votre famille ? Et ne croyez pas, monsieur, que ce qui ne vous est pas encore arrivé ne vous arrivera pas. Croyez-moi, faites-nous d’excellente musique, faites-nous-en pendant longtemps, et ne vous exposez pas davantage à devenir ce que tant de gens que nous méprisons sont nés. On dirait de vous tout au plus : Le voilà, ce Philidor, il n’est plus rien, il a perdu tout ce qu’il était à remuer sur un damier des petits morceaux de bois. » Je vous souhaite du bonheur et de la santé. Encore si l’on mourait en sortant d’un pareil effort ; mais songez, monsieur, que vous seriez peut-être pendant une vingtaine d’années un sujet de pitié ; et ne vaut-il pas mieux être, pendant le même intervalle de temps, un objet d’admiration ?

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Planche de la troisième édition de l’Analyse du jeu des échecs, de Philidor

Diderot a raison. Il n’y a pas qu’au jeu d’échecs où « il y a de la folie à courir le hasard de devenir fou par vanité ».  Surtout lorsqu’il s’agit de remuer sur un damier des petits morceaux de bois. Et s’il y a une leçon à retenir, c’est que mieux vaut sonner hautbois que pousser le bois (proverbe de l’auteur virtuel 🙂 Le proverbe vaut pour le Duduk d’Arménie s’agissant de Kasparian, dit Kasparov., joueur d’échecs tout aussi légendaire.

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Et pour ceux que l’histoire de ce café intéresse, il est recommandé de consulter le site remarquable suivant, qui a été pour cette chronique une source vivace d’inspiration : http://lecafedelaregence.blogspot.fr/

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Le buste de François-André Danican Philodor, à l’opéra Garnier, Paris