Parmi les motifs d’indignation qui incitèrent Bernardin de Saint-Pierre à vigoureusement s’engager pour l’abolition de l’esclavage dans le livre XII de la relation de voyage à l’île de France consacré à la traite négrière, les événements tragiques qui se succédèrent à l’île de Sable de 1761 à 1776 y ont grandement contribué tant la cruauté des hommes est sans limite quand il s’agit d’esclavage.
A la différence de l’histoire du Radeau de la méduse rendue universelle par le génie pictural de Théodore Géricault décuplant l’indignation de l’opinion publique quand elle eut connaissance de l’abandon des naufragés du radeau risquant d’emporter par le fond les chaloupes qui le remorquaient, l’histoire dite des esclaves oubliés de l’île Tromelin a refait surface après deux siècles de silence qui en dit plus long que tout discours sur le sentiment de culpabilité enfoui, qui habite les populations occidentales héritières morales du système esclavagiste.
Le sort qui fut réservé à ces esclaves oubliés sur l’île de Sable fut effectivement effroyable et nous commençons seulement à découvrir l’étendue des malheurs qu’ils eurent à endurer. Depuis une dizaine d’années, des fouilles archéologiques sont régulièrement menées par l’INRAP sur cet îlot perdu au milieu de l’océan indien ; des documentaires sont réalisés et il est jusqu’à un dessinateur qui contribua récemment à faire connaître auprès de la jeunesse les événements en publiant une bande dessinée qui est d’un grand intérêt mais qui n’est pas sans égocentrisme. Une exposition au musée d’histoire de Nantes se tient aussi actuellement sur ce fait divers hallucinant.
Journal de bord de l’écrivain du navire l’Utile
L’histoire des esclaves oubliés sur l’île de Sable est d’une très grande limpidité. Une flûte dénommée l’Utile est affrétée en novembre 1860 depuis Bayonne par la compagnie française des Indes orientales pour rallier avec des vivres l’île de France, actuelle île Maurice. le capitaine du navire décide de faire escale à Madagascar. Son intention est de s’enrichir en ignorant l’ordre du gouverneur ayant interdit la traite négrière pour des motifs politiques. Il embarque sur son navire 160 esclaves raflés sur la côte nord malgache, qui sont destinés à être vendus sur l’île de France. Pour gagner du temps, il prend une route maritime plus courte, mais réputée plus dangereuse.
Arrivé à proximité d’un îlot désertique d’une superficie d’un km², dénommé l’île de Sable, l’Utile se fracasse sur le corail le 31 juillet 1761. 123 des membres de l »équipage composé de cent quarante et un hommes réussissent à quitter le navire, entraînant avec eux une partie de la cargaison d’esclaves, environ 80, une quarantaine d’autres demeurant prisonniers dans les cales où ils se noient.
Prenant possession de l’île désertique, le capitaine organise deux campements l’un réservé à l’équipage, l’autre aux esclaves, mais perdant rapidement la raison, c’est le second qui bientôt prend en charge la vie sur l’île. Trois jours sont nécessaires pour creuser un puits profond de cinq mètres et trouver une eau saumâtre pour survivre. Lors de ces trois premiers jours, pas moins de trente esclaves meurent de privations alors que ce n’est le cas que pour trois membres d’équipage. Les victuailles et vivres constituant la cargaison de l’Utile sont transportées sur l’île. Pendant deux mois, le charpentier du navire dirige les travaux de construction d’une embarcation destinée à quitter l’île. Dans le même temps, chasse aux oiseaux, ramassage des tortues et pêche dans des eaux poissonneuses permettent à la colonie des naufragés de survivre.
Constructions enterrées et fortifiées par des pierres pour s’abriter du vent et des cyclones
Deux mois après le naufrage, l’embarcation de secours est terminée et baptisée « la Providence ». l’équipage de l’Utile y prend place le 27 septembre 1761 et laisse sur l’île de Sable les esclaves en leur promettant de ne pas les oublier et de revenir les rechercher le plus tôt possible. Quatre jours plus tard, la Providence atteint Madagascar d’où l’équipage repart dans les jours qui suivent pour l’île de France. Le second du navire qui a pris la direction des opérations, demande au gouverneur l’autorisation d’aller rechercher les esclaves. Celle-ci lui est refusée, le gouverneur prétextant de la menace d’invasion de la flotte anglaise. En réalité, il est aussi furieux que les officiers de l’Utile aient désobéi à ses ordres de suspension de la traité négrière et ne souhaitait pas que de nouveaux esclaves parviennent à l’île de France de crainte de donner un prétexte supplémentaire à l’Angleterre pour prendre possession de l’île bien incapable de se défendre face à l’armada de la Royal Navy dans l’océan Indien.
Les Déferlantes qui rendent l’accès difficile à l’île de Sable
Malgré plusieurs demandes répétées du second de l’Utile qui veut honorer sa promesse, le gouverneur reste inflexible. Ce n’est que de retour en France, en 1772, que pris de remords il demandera au roi de France d’intercéder en faveur des esclaves oubliés. Entre-temps, un navire de passage passe à proximité de l’île de Sable, constate qu’il reste des survivants. Il met une chaloupe à la mer mais elle se fracasse sur les coraux et un marin meurt. Le navire renonce à secourir les naufragés tant il est difficile de franchir la barrière de corail et les bancs de sables qui entourent l’île.
Abris retrouvés lors des fouilles archéologiques de ces dix dernières années
Les années passent. D’autres navires sont passés à distance mais personne n’est plus allé au secours des naufragés. Enfin, quinze ans après l’échouage, l’enseigne de vaisseau Tromelin, futur chevalier, mène une expédition à partir de l’île de France pour aller rechercher d’éventuels survivants sur l’île de Sable. Il n’ y trouve plus, le 27 novembre 1776, que sept femmes et un enfant de huit mois, plus aucun homme. Il apprend qu’un certain nombre d’entre eux, par deux fois, ont tenté de quitter l’île en construisant des embarcations de fortune destinées à rallier Madagascar. La première tentative semble avoir échoué à proximité de l’île d’infortune ; quant à la seconde, nul ne sait ce que devinrent ceux qui tentèrent courageusement d’affronter le sort des vagues et des vents alors même qu’ils n’étaient pas navigateurs et ne disposaient pour tout navire que de branchages de buissons ligotés entre eux.
Le quotidien alimentaire des esclaves abandonnés pendant 14 ans
Ayant rallié l’île Maurice, deux des femmes sauvées de l’enfer ainsi que l’enfant, demeurèrent dans l’entourage de l’enseigne Tromelin, tandis que les autres refusèrent de retourner à Madagascar de crainte de devenir esclaves et vécurent émancipées à l’île Maurice. Plus tard, au XIXème siècle, la nation reconnaissante donna le nom du chevalier de Tromelin à l’île de Sable ; et en 1954, l’îlot fut aménagé pour accueillir une station météorologique permanente où exerçaient trois spécialistes de la détection de la formation des cyclones et tsunamis. Une piste d’aérodrome fut construite à défaut d’installations portuaires qui auraient été trop coûteuses à implanter et le navire océanographique des TAAF s’y rendit régulièrement.
Les militaires et fonctionnaires passent plus souvent sur l’île Tromelin que leurs prédécesseurs, 250 ans plus tôt.
Pendant ce temps, l’île Maurice devenue indépendante revendiqua le rattachement de l’île toujours poissonneuse pour céder des droits d’exploitation à des navires étrangers, les eaux territoriales s’étendant plus de 280.000 km². Un accord de cogestion a depuis été trouvé et tout irait dans le meilleur des mondes s’il n’ y avait à répondre à cette question lancinante : comment les esclaves abandonnés sur l’île ont-ils réussi à survivre pendant quinze ans sur un gros caillou désertique dont le point culminant ne dépasse pas sept mètres ?
… Et le drapeau flotte toujours et encore
Depuis lors, pour répondre à cette question, quatre missions archéologiques de l’INRAP se sont succédé, dont l’une partiellement financée par l’UNESCO au titre des travaux consacrés à la mémoire des lieux de l’esclavage. Ces recherches ont été édifiantes. Elles ont permis de comprendre que le matériel de cuisine de la flûte l’Utile récupéré sur les plages, a vraisemblablement été indispensable à leur survie de même que la présence de nombreuses colonies d’oiseaux, tortues et bancs de poissons qui constituèrent l’alimentation de base. les esclaves ont aussi réussi à construire en dur, avec les pierres de l’île, des murs assez solides pour protéger des abris creusés dans le sable, capables de résister à des vents régulièrement supérieurs à cent kilomètres ainsi qu’à des cyclones. L’ingéniosité de l’homme est sans limite pour assurer sa survie et il n’est point besoin d’avoir lu Robinson Crusoé ou vu Seul sur mars.
Ustensiles de cuisine pour le court-bouillon de poisson
Le plus étrange à l’occasion de ces fouilles est que trois squelettes ont été retrouvés. Deux proviennent du campement des esclaves, les autres corps des naufragés décédés sur l’île n’ayant pas été retrouvés, probablement en raison des travaux menés en 1954 et depuis lors pour les installations météorologiques. Quant au troisième squelette, personne ne sait d’où il sort ? Il est de constitution plus récente. Est-ce un naufragé solitaire, un Robinson qui termina sa vie dans l’une des demeures creusées par les esclaves ? Nul ne sait.
Cet homme n’est pas un nouveau Robinson Crusoé sur l’île de Sable, il se met simplement en scène, entre égocentrisme et ethnocentrisme
Voilà, résumé, cette histoire bien épouvantable qui prouve que l’Utile ne se lie pas toujours à l’agréable, loin de là. En fait, on retrouve dans cette histoire les sept péchés capitaux mentionnés par Saint Thomas d’Aquin dans sa Somme théologique et que l’actuel catéchisme de l’église catholique mentionne toujours en tant que vices où tendances à commettre des péchés.
La présence de l’avarice et de l’envie est indubitable. C’est bien pour accumuler des richesses et posséder plus, que le capitaine de l’Utile brave l’interdit du gouverneur de l’île de France de pratiquer la traite négrière. Sans l’appât du gain et le goût des belles choses, il n’y aurait pas eu d’embarquement d’esclaves à bord, et pas plus de drame ultérieurement.
C’est l’orgueil qui pousse le capitaine de l’Utile à emprunter une route maritime difficile et qu’il ne connaît guère. C’est toujours l’orgueil et l’esprit de supériorité qui conduit à aménager deux campements, l’un pour l’équipage, l’autre pour les esclaves avec lesquels on ne se commet pas. Ce même orgueil conduit à laisser 60 à 80 esclaves sur l’île au moment de la mise à l’eau de l’embarcation de secours, la Providence. Il n’y a pas de débat sur le sujet, les choix sont faits d’avance.
C’est la colère qui dicte le comportement intraitable du gouverneur qui refuse systématiquement et durablement l’autorisation d’affréter un navire pour porter un secours aux naufragés restés sur l’île. Cette colère engendre une violence incroyable faire aux esclaves oubliés et constitue une insulte à l’intelligence. Et le remords du gouverneur sera bien tardif.
Cette colère s’accompagne d’une paresse morale, celle de ne pas voir dans les esclaves abandonnés des femmes et des hommes innocents qui souffrent et ont besoin de secours. Cette paresse morale se perpétue aujourd’hui en donnant à l’île le nom du lieutenant de vaisseau plutôt que de mentionner ou laisser deviner le crime (l’île aux esclaves abandonnés ou l’île aux esclaves ensablés pour reprendre le nom précédent, très évocateur, de l’île de Sable).
On retrouve encore la gourmandise au sens de gloutonnerie ou d’aveuglement dans d’étranges commentaires modernes qui s’inquiètent des prélèvements excessifs faits par les naufragés sur les colonies d’oiseaux, les tortues et les eaux poissonneuses sans oublier l’utilisation massive des arbustes pour maintenir un feu continu pendant 14 ans sur l’île de Sable, une prouesse d’ingéniosité incroyable. Avons-nous donc perdu tout sens commun pour observer que les naufragés ont probablement épuisé une partie des ressources naturelles ?
Reste la luxure. Il n’existe pas de preuve, seulement des suppositions, au moins le regard porté par les membres d’équipage sur les femmes esclaves, lorsque tous se retrouvent prisonniers de l’île de Sable, regards facilement imaginables, et qui auront peut-être été suivi d’actes. Le naufragé esclavagiste n’est pas de bois, il vit d’eau et probablement de plus.
Mais il est encore un péché capital qui ne figure plus sur la liste « officielle », enlevé par le pape Grégoire le Grand. C’est la vaine gloire qui veut bien dire ce que cela veut dire : archéologues, dessinateurs, scénaristes, réalisateurs, moralistes, vous êtes de votre Occident ! Ces esclaves n’ont-ils pas assez enduré de souffrances pour qu’on les laisse en paix? Leur malheur nous suffit pour qu’on n’ait pas à déterrer leurs crânes comme vous le faites, sans respect aucun de leur sépulture, mettant en scène photographique ou dans des bandes dessinées des tourments de culpabilité bien enfantins.
Les esclaves oubliés de Tromelin sont devenus depuis dix ans un filon culturel
Pour conclure sur cette histoire, celle-ci présente un caractère universel en mettant en évidence que, même involontairement, la pratique inhumaine de l’esclavage incite forcément l’homme qui exerce cette domination, à commettre, en toute connaissance de cause, des abominations qui sont des crimes contre l’humanité en ayant recours au meurtre, à la torture et à des violences physiques diverses. N’oublions pas que l’esclavage existe toujours en certaines parties du monde, et dans beaucoup plus de pays qu’on ne le croit ou l’imagine.
La Poste a consacré un timbre à la station météorologique de l’île Tromelin, les esclaves abandonnés de l’île de Sable attendront bien encore 15 ans
Mais s’il est possible d’émettre des voeux, ce serait tout d’abord que l’île retrouve son nom d’île de Sable ou mieux, quelque chose comme l’île des esclaves oubliés ou l’île des esclaves ensablés pour mieux faire comprendre la mort lente qui fut la leur pour la plupart. Ensuite, plus encore que de cogestion, cette île devrait avoir pour le moins et surtout s’il s’agit d’un confetti en or, un statut identique à celui d’Andorre (coprincipauté) avec l’île Maurice, qui a des revendications juridiques issues du traité de Paris de 1763, et Madagascar pour le nombre de ses enfants qui ont perdu la vie sur cette île maudite. Les réparations de l’esclavage ne peuvent être individuelles mais elles peuvent être symboliques ou collectives, comme cela pourrait être le cas un jour en partageant les richesses de ce « confetti en or », terme employé par un représentant de la Nation expliquant que l’île de Tromelin est un confetti qui vaut de l’or (voir Ouest-France).
Pour aller plus loin :
http://www.inrap.fr/magazine/Tromelin/Accueil#Tromelin
http://www.taaf.fr/Les-esclaves-oublies-de-Tromelin
http://www.chateaunantes.fr/fr/evenement/tromelin
http://anciensite.taaf.fr/spip/spip.php?article526
http://www.inrap.fr/userdata/c_bloc_file/11/11192/11192_fichier_Tromelin-Inrap.pdf
L’île de sable, caillou maudit