Statue de Pouchkine à Moscou, inaugurée en 1880 par Dostoïevski et Tourgueniev
Il est des destins tragiques qui se poursuivent bien après leur mort. Ainsi en est-il de celui d’Alexander Pouchkine né en 1799 à Moscou et mort à Saint-Pétersbourg en 1837, des suites d’une blessure occasionnée par une balle reçue lors d’un duel au pistolet avec un certain d’Anthès, un officier alsacien soupçonné d’être l’amant de sa femme, et qui n’est pas le Dantès de Dumas, comte de Monte-Cristo, dont le livre parut en feuilleton entre 1844 et 1846.
Poète, romancier, auteur de nouvelles et de drames, il est considéré comme le précurseur de la littérature russe moderne. Il nous a laissé la Dame de Pique, Boris Godounov, la Fille du capitaine, les récits de feu, Eugène Onéguine et de multiples autres chefs d’œuvre dont un grand nombre sont devenus des livrets pour les plus grands musiciens ou ont influencé jusqu’à des cinéastes tels que Milos Forman mettant en scène Mozart et Salieri dans Amadeus.
Si sa postérité littéraire est assurée, sa notoriété est telle que Pouchkine est devenue une enseigne de cafés et restaurants qui s’exportent dans le monde entier sous la marque Café Pouchkine, ce qui présente l’avantage de rendre son talent soluble pour ceux qui n’ont pas le temps de le lire. Il doit, une nouvelle fois hélas, ce malheur Posthume à un Français, Gilbert Bécaud qui en 1964 invente un café Pouchkine pour les besoins d’une chanson devenue célèbre sous le titre de Nathalie, qui devait primitivement s’appeler Natacha, et qui vante les mérites de la coexistence pacifique allant jusqu’à suggérer la détente charnelle entre les peuples. La nature ayant horreur du vide, ce café a surgi des décombres du régime soviétique pour devenir l’un des lieux les plus prisés de Moscou, tout près de le place du même nom. http://www.cafe-pushkin.ru
La plupart des visiteurs des cafés Pouchkine ignorent les ascendances africaines de l’écrivain russe dont la mère était la petite fille du général Abraham Hanibal dont la vie vaut d’être contée. Pouchkine ayant un aïeul abyssin ou soudanais, voilà qui n’est pas banal, surtout pour les russes dont le racisme jusqu’aux plus hautes sphères de l’Etat est profondément ancré. Demandez à Poutine, qui n’est pas Pouchkine, il s’y connaît en Tchétchènes à buter jusqu’au fond des chiottes. Demandez aussi combien d’Arméniens reviennent chaque année de Russie dans des cercueils, victimes de meurtres et assassinats, le chiffre est hallucinant, plusieurs milliers.
D’une certaine façon, on doit la naissance de Pouchkine à Pierre le Grand, le Tsar fondateur de Saint Petersbourg. Ouvert aux conceptions modernes d’une époque qui ne dispose pas de notre niveau de connaissances actuelles, il souhaite savoir si les enfants de race noire alors considérée comme inférieure, lorsqu’ils reçoivent une éducation européenne, peuvent réussir comme tout autre enfant. Il demande donc à son ambassadeur auprès du sultan ottoman, à Istanbul, de trouver un jeune garçon d’origine africaine pour le conduire à la cour russe afin qu’il reçoive l’éducation d’un jeune noble.
Et voilà comment un enfant de sept ans surnommé Abraham à l’époque où il est détenu à la Cour du Sultan, se retrouve baptisé à Vilnius en 1705 en ayant Pierre le Grand comme parrain, et à porter le nom de Piotr Petrov Petrovitch à la cour du Tsar pour y apprendre les sciences à l’égal des autres enfants de la noblesse russe.
L’expérience quelque peu surprenante ira au-delà des attentes de Pierre le Grand qui fera d’Abraham Hanibal son protégé. Celui-ci qui préfèrera toujours se faire appeler Abraham plutôt que Piotr, est doué dans les études. Il devient un excellent géomètre, suit en France une formation d’artilleur à la Fère, devient ingénieur du Roi. Voltaire l’aurait appelé l’étoile noire des Lumières, mais cette assertion reste à vérifier. Rentré en Russie, après quelques déconvenues à la mort de Pierre le Grand, exilé en Sibérie, ses qualités d’ingénieur le conduisent à devenir Major-général en 1742, gouverneur de Tallin et à être anobli par Elizabeth 1er qui lui offre un domaine dans la province de Pskov : l’ancien esclave noir se retrouve ainsi à la tête de centaines de serfs blancs. Ce serait encore à Abraham Hanibal que le futur Maréchal Souvorov devrait d’être entré dans l’armée pour y faire la carrière qui le conduira à être considéré comme le plus grand génie militaire russe de tous les temps.
Le plus incertain en ce qui concerne l’ascendant africain de Pouchkine, ce sont justement les origines africaines précises de l’enfant détenu à la Cour du Sultan en 1703 -1704. Le fait d’être justement à la cour du Sultan conduirait plutôt à penser qu’il serait un otage et qu’il appartiendrait à la noblesse africaine. Longtemps, il a été envisagé qu’il serait originaire du nord de l’Abyssinie, à proximité de l’Erythrée car Abraham Hanibal lui-même a indiqué être originaire du village de Lagone se trouvant du côté nord du fleuve Mareb. Mais il n’existe aucune trace d’un village dénommé Lagone du côté de l’Abyssinie ou de l’Erythrée. En revanche, selon Dieudonné Gnammankou qui a écrit une biographie du général noir de l’armée russe, il existerait, au sud du lac Tchad, au Cameroun un sultanat de Logone-Birni et qu’il aurait été fait prisonnier par le sultan de Barguini pour être ensuite vendu à un marchand d’esclaves.
Toujours est-il qu’en 1742, sur ses armes nobiliaires, le général Hanibal demande à la tsarine de pouvoir y figurer un éléphant, montrant qu’il ne renie en rien ses origines, lui qui s’appelle officiellement Piotr Petrov Petrovitch, filleul de Pierre le Grand ; et il y ajoute l’acronyme latin FVMMO qui signifie : la Fortune a entièrement changé ma vie.
Quand on y réfléchit, d’un point de vue généalogique, Pouchkine est beaucoup plus africain que Scipion l’Africain, qui détruit Carthage après avoir vaincu Hannibal à Zama en 202 avant Jésus-Christ. Pouchkine a eu l’ambition d’écrire un roman sur son aïeul, le Nègre de Pierre le Grand. Peut-être avait-il l’intention, de s’il avait pu l’achever, de lui rendre hommage sur le modèle du Songe de Scipion de Cicéron, qui, dans De Republica, explique comment l’âme des héros de la Patrie obtiennent une place éternelle au ciel. Car, son parcours exceptionnel, Abraham Hanibal ne le doit qu’à lui-même : rien ne le prédestinait à devenir ingénieur militaire puis major-général dans l’armée russe. Lui, l’enfant d’un village du Soudan, devenu prisonnier du Sultan, ne doit rien à la chance, loin s’en faut, mais tout à son talent.
Et en plus, il nous laisse en quelque sorte, par sa petite-fille, Pouchkine, Pouchkine l’Africain.
Et nous, de notre côté, apprenons à donner à tous nos enfants qui viennent du Soudan ou d’Abyssinie, pays qui ont pour nom aujourd’hui Tchad, Cameroun, Mali ou Sénégal, toutes les chances d’exploiter leurs talents pour qu’ils deviennent ingénieur ou professeur. Car à la différence de Pierre le Grand, nous n’avons aucune excuse. Grâce à Abraham Hanibal et bien d’autres, nous savons que tous les enfants peuvent réussir si nous savons nous en occuper ; de plus, aujourd’hui, à la différence d’il y a trois siècles, nous naissons tous égaux en droits, tout au moins théoriquement. Car il y a encore trop de Poutine, et pas qu’en Russie, pour penser qu’il existe des races inférieures. Qu’importe d’ailleurs, Les Poutine passent, Pouchkine demeure. Car ce n’est pas Pouchkine qui aurait été assez ridicule pour voler au milieu des oies migratrices. Lui savait que le coq peut être d’or.