Pour celles et ceux que la situation actuelle préoccupe ou inquiète, nous conseillons la lecture revigorante de Masse et Puissance, le titre français de Mass und Macht, le livre primordial d’Elias Canetti, prix Nobel de littérature en 1981, qui, toute sa vie, n’a cessé de combattre le totalitarisme destructeur systématique de la conscience humaine [Et à la fin, c’est la démocratie qui gagne, note de l’auteur].
Plus connu pour son autobiographie publiée entre 1978 et 1987 en trois volumes (Histoire d’une jeunesse et Histoire d’une vie en deux tomes), Canetti n’a publié qu’un seul roman en 1949, Die Blendung, l’Eclat, curieusement traduit en France sous les titres successifs de la Tour de Babel et Au-to-da-fé, l’histoire d’un professeur sinologue, un certain Kien, quelque peu désespéré et solitaire, dont la folle dérive le conduit à s’immoler en mettant le feu à sa bibliothèque de milliers d’ouvrages.
Affiches de propagande totalitaire, musée national d’histoire de l’Allemagne, Berlin (photo de l’auteur virtuel ; octobre 2014)
En revanche, Canetti a été un essayiste prolifique. On lui doit le Territoire de l’homme, le Témoin auriculaire, la conscience des mots, le Cœur secret de l’horloge ou encore le Collier de mouches et Notes d’Hampstead, des réflexions qui prolongent son œuvre principale, Masse et Puissance, dont il commença la rédaction avant-guerre pour l’achever en 1959, plus de deux décennies de travail acharné.
Œuvre d’un écrivain et non d’un philosophe ou d’un universitaire, Masse et puissance est d’abord une réflexion approfondie sur les bouleversements intervenus au vingtième siècle, les guerres mondiales, les révolutions et l’accélération du progrès technique qui non seulement ont transformé entièrement les conditions de vie de l’homme sur terre mais conduit aussi à révéler l’évidence d’une disparition possible, l’homme s’étant doté pour la première fois dans l’histoire des capacités de se détruire, jusqu’au dernier survivant qui, autrefois, disposait de tous les attributs de la puissance sans pouvoir cependant envisager jusqu’à son propre anéantissement « victorieux », cherchant à soumettre les autres à son pouvoir de destruction.
Elias Canetti a ainsi élaboré une théorie des rapports unissant les phénomènes de masse aux manifestations de la puissance. Il est vrai qu’il a été un témoin privilégié des dérèglements du vingtième siècle : il est né en 1905 de parents juifs espagnols sépharades sur les bords du Danube dominés alors par l’Empire Ottoman qui en fut dépossédé en 1908. Ses parents quittent la Bulgarie pour l’Angleterre puis Vienne où il devient docteur en chimie. Marié avec Venetiana [un prénom de roman !] pressentant le danger nazi lors de l’Anschluss, les époux Canetti se réfugient en 1938 en Angleterre où il poursuivra ses travaux littéraires toute sa vie, en alternance avec Zurich où il retourna régulièrement.
Originaire d’une région où coexistaient de nombreux peuples, Canetti, dès son enfance, parla plusieurs langues. Il raconte dans Histoire d’une jeunesse, en des pages bouleversantes, comment sa mère lui enseigna, avec une forte énergie, l’allemand à Vienne, qui devint son unique langue rédactionnelle pour le reste de sa vie. Il participa aussi à la vie intellectuelle viennoise de l’entre-deux-guerres, avant que les nazis ne viennent disperser la constellation brillant autour de la veuve de Gustav Mahler et de l’architecte Gropius, Anna Mahler-Gropius, alors mariée à Franz Werfel, et qui comprenait notamment l’auteur de Wozzeck, Alban Berg, et aussi Karl Kraus, Georges Grosz, Berthold Brecht, et encore Robert Musil, l’auteur de l’inoubliable Homme sans qualités.
On ne peut savoir si tous ces auteurs et compositeurs auraient été aussi prolifiques sans la peur panique suscitée par le basculement dans l’inconnu que représenta la montée du nazisme et la prise du pouvoir d’Hitler, le 30 janvier 1933, qui se poursuivit par son emprise progressive sur l’Europe en commençant par l’Annexion de l’Autriche, le 12 mars 1938, la guerre totale et la destruction des Juifs d’Europe.
Camp de concentration de Sachsenhausen, à Orianenburg, situé à 36 Km du centre de Berlin, à 50 mn en train : à droite, mur et mirador d’enceinte ; à gauche le bureau du commandant SS (photos de l’auteur virtuel, octobre 2014)
Car comme l’observe Elias Canetti, en première phrase de Masse et puissance, il n’est rien que l’homme redoute davantage que le contact de l’inconnu : on veut voir ce qui va vous toucher, on veut pouvoir le reconnaître. Partout l’homme esquive le contact insolite. La nuit, et dans l’obscurité en général, l’effroi d’un contact inattendu peut s’intensifier en panique… Toutes les distances que les hommes ont créées autour d’eux sont dictées par cette phobie du contact.
Pour ceux qui ne connaissent pas Masse et puissance, il est conseillé de le lire et d’en faire son livre de chevet, il est le grand livre du vingtième siècle, le siècle des bouleversements intenses, à l’égal « De la démocratie en Amérique » d’Alexis de Tocqueville, la grande œuvre du dix-neuvième siècle, qui n’est certes pas le Capital, toile infâme d’araignée à l’origine de plus d’un siècle de malheur et de succession de crimes qui se poursuivent hélas, de nos jours, dans de très nombreux pays subissant des régimes dictatoriaux d’idéologie communiste.
Avec Masse et puissance, Elias Canetti explique implacablement pourquoi nous n’en finissons jamais avec les totalitarismes : il y a toujours un grand paranoïaque sous l’emprise de l’idée que tous les hommes ont péri, qu’il est le survivant, en fait le seul homme existant et non pas seulement le seul important, ne faisant aucun cas de l’opinion du monde, son délire affrontant seul toute l’humanité.
C’est pourquoi les démocraties nous sont utiles, elles nous protègent du grand paranoïaque qui se prétend le seul survivant et qui ne fait aucun cas de l’opinion du monde.
Point de salut sans démocratie face à la fureur des meutes.