Mon ami Jah est venu me visiter hier soir. J’avais demandé à mon Consigliere de passer me voir. Voilà plusieurs années qu’il travaille pour moi lorsque les temps sont rudes. Et le mauvais temps s’annonçait : j’avais reçu une convocation au soixante-troisième étage, dans les bureaux de la direction pour un entretien décisif, comme on dit dans le jargon des entreprises, à la suite du rapport remis par les auditeurs de la boîte de conseil L3C, spécialiste du remplissage de crâne en petits pois brut.
On vit dans un monde merveilleux. The Big Boss me prévient la semaine dernière qu’elle met une équipe d’auditeurs sur mon site, on se quitte comme si nous étions bons amis depuis toujours , et voilà qu’une semaine plus tard, les trois auditeurs ont remis leur rapport à la direction sans même m’en avoir entretenu, pas une réunion, pas un échange, pas un mot même virtuel, je ne sais même pas à partir de quels documents ils ont travaillé les trois farfouilleurs du marécage. Et demain hop, réunion décisionnelle, on statue sur le sort du site dans l’allégresse et l’euphorie des courbes affolantes et des tableaux planants. Cela risque d’être d’autant plus violent que le sms qui m’a été envoyé précise que ce serait bien que je vienne accompagné histoire qu’on en termine par une capitulation générale. mais c’est qu’ils ne savent pas à qui ils ont affaire ces boutiquiers du faire-part, Jah est là ! Endimanché et couronné, porteur d’épées et d’oriflammes, il va leur en faire voir de toutes les couleurs, toutes griffes sorties, lui et sa nuée de loas porteurs de sortilèges enchantés.
C’est pour cela que j’ai fait appel à Consigliere Jah. C’est l’homme de la situation, mon avocat personnel. je ne connais personne de plus fort que lui. On ne perd jamais. On gagne toujours. Il a la force avec lui. Les éléments sont parmi nous, me dit-il à chaque fois que nous allons à l’affrontement. je ne sais pas trop ce que cela veut dire, mais on s’en fiche comme de l’An 40. Jah est là ! Et cela suffit pour perturber les gars en costume, car c’est la grande force de Jah, son intrépidité, son courage et son calme. Allez-y, débarquez à Wall Street en Reggae man, ils vont vous recevoir les inoxydables du dollar, les gestionnaires d’actifs encravatés et les changeurs en chemises blanches, tous assoiffés et affamés de taux, de conversions et de bels et bons du trésor. Et pourtant à la fin, ils n’auront plus rien dans leurs poches et leur bourse sera vide, car Jah aura vaincu, il règne sur tout, persécutant les persécuteurs, chassant les marchands du temple, nous délivrant du mal de l’or et de l’argent.
Or, nous voilà arrivés le lendemain matin au soixante troisième étage. Au lieu d’attraper la trotteuse des secondes, cette fois nous avons emprunté la voie classique de l’ascenseur, c’est plus simple. Et puis Jah a le mal de mer au passage du palier des minutes, cela secoue son organisme habitué aux médécines douces, cela lui provoque des bouffée délirantes, il ne serait pas d’attaque pour la discussion qui nous attend bien que je lui demande de ne surtout rien dire, son silence étant plus éloquent que tout discours. Mais croyez-moi, quand Consigliere Jah se met à chantonner Rum Pa Pa Pam Rum Pa Pa Pam, l’air de rien, il y a comme une bourrasque glaciale qui emporte tout, et on a vite fait de trouver un accord pour parapher et signer à mon avantage, car si Jah est là, Parrain n’oublie jamais de mettre le contrat dans la sacoche ; et comme dit Jah, It’s reggae Man Down, Godfather :
I didn’t mean to lay him down
But it’s too late to turn back now
Don’t know what I was thinking
Now he’s no longer living
So I’m ’bout to leave town
‘Cause I didn’t mean to hurt him
Could’ve been somebody’s son
And I took his heart when
I pulled out that gun
Rum pa pa pam
Rum pa pa pam
Rum pa pa pam
Man down
Rum pa pa pam
Rum pa pa pam
Rum pa pa pam
Man down
Arrivé à l’étage, l’hôtesse de l’accueil de la direction générale , cette si sympathique petite africaine, est là qui nous attend, comme la semaine dernière où elle nous recevait toute pimpante au soixante-quatrième étage. Je lui demanderais à l’occasion comment elle fait pour se dédoubler et même se déquadrupler, car elle est l’unique hôtesse d’accueil pour les quatre derniers étages de The Towering inferno, elle courre dans tous les sens, descend les escaliers et les remonte perchée sur des talons, vous aurez beau prendre l’ascenseur, elle n’est jamais prise au dépourvu, toujours présente à l’accueil des quatre étages à la fois, un tour de force qui ravit Jah. Je connais son secret me dit-il, c’est tout simplement une déesse indienne, cette africaine. Possible. Mais si Shiva possède plusieurs bras, elle n’a que deux jambes !
Ert nous voilà en salle de réunion où les trois compères de L3C sont déjà installés confortablement, nous attendant en bavassant. Bavardages et commérages sont les demoiselles de l’entreprise, comme dirait Sully. Leur visage a changé d’expression quand je leur ai présenté Consigliere Jah. l’un d’entre eux, le plus excité et toqué, m’a demandé si c’était mon avocat,comme qui dirait, ai-je répondu du tac-au-tac. C’est mon parrain, a ajouté Jah pour expliquer aux faibles du ciboulot qui ne s’attendaient pas à ce que je sois représenté par un adepte rastafarien, encore que parfois il me surprend par sa culture hébraïque au point où je me demande s’il n’est plutôt un descendant de la tribu de Juda, partageant la foi en Yah des African Hebrew Israelites of Jérusalem, ces noirs israélites américains qui vivent aujourd’hui en Israël.
Toujours est-il que j’aime pas trop quand Jah, mon filleul haïtien, évoque publiquement le fait que je sois son parrain, cela fait drôle de genre, il pourrait y avoir malentendu, encore que c’est bien utile quand la tension monte lors des négociations. Autant que l’adversaire sache d’emblée à qui il a affaire, cela évite de lui faire la scène rabâchée du You talkin’ to me? You talkin’ to me ? You talkin’ to me ? Then who the hell else are you talkin’ to ? You talkin’ to me ? Well I’m the only one here. Who the fuck do you think you’re talking to ? Car dans le monde des affaires, c’est celà le problème : tout le monde se croit le seul ici.
Et nous voilà intsallés autour de la table, attendant sagement. J’ai donné un bon coup de pied sous la table à Jah pour lui faire comprendre qu’il devait se taire, mais cela a mal commencé, il a crié de douleur. C’est vrai que j’y avais été assez fort, droit au but, direct dans le tibia. Enfin, les gars de L3c se lèvent. C’est The Big Boss qui arrive, suivie de sa conseillère, l’épouvantail des canapés, la charmeuse Kathrine. Je crois que vous vous connaissez, me dit The Big Boss en se moquant carrément de moi, prenant place sur un siège digne d’un film hollywoodien version péplum. La dernière séance peut commencer.
The Big boss sait y faire. elle devait s’attendre à ce que je vienne en force, avec un conseiller de haut niveau. Elle est donc venue accompagnée de quelqu’un dont elle n’ignorait pas qu’elle me déstabiliserait à tout coup. Avec Kathrine, on se déteste depuis trente ans, c’est une affaire personnelle. D’abord, Kathrine ne s’appelle pas Kathrine, mais Catherine comme tout le monde, as usual. Mais depuis qu’elle a fait un stage d’un an à l’ambassade de France à New York, côté représentation à l’ONU, elle a pris l’habitude de se faire appeler Kathrine, pour pouvoir la distinguer de sa petite amie de l’époque, Catherine, une fière et jolie Corse. Et c’est là que se corse l’écorce de cette histoire. Pendant que Kathrine remuait ses fesses à New York pour prendre en marche le train des bonnes places à la sortie de ses grandes études, de mon côté, je lui piquais provisoirement la seconde Catherine, beaucoup plus drôle et pétillante, vive et joyeuse comme de l’eau de roche. Et me voilà embarqué pour Cythère, direction la Grèce en compagnie de Catherine II pour dissimuler au monde nos amours. Mais par un concours de circonstances éprouvant, je trouve le moyen de perdre mes papiers, nous nous retrouvons au consulat où nous sommes reçus par un attaché d’ambassade qui, par malheur de malheur, est un ami de longue date de Kathrine. Et voilà que cet illuminé du Parthénon, cet huluberlu de l’Olympie a l’incroyable sauvagerie de vouloir faire une heureuse surprise à Kathrine Ière : il décroche son téléphone et réussit à la réveiller à l’ambassade, comble de l’inexorable. Quant la fatalité s’en empare et que les dieux sont contre vous, il ne reste plus qu’à faire retraite honorable. C’est ce que nous avons entrepris, on a filé à la grecque dans les îles, mais le malheur se décida à nous poursuivre. Furieuse d’avoir été trahie, déjouant nos plans, Kathrine prend l’avion, débarque à Athènes, secoue l’attaché et nous voilà au petit matin surpris au lit par toute une maréchaussée d’hoplites habillés en evzones, portant le phermeli, le pharion et la fusdtanelle, cette jupe plissée de quatre cents plis rappelant les quatre siècles de servitude sous l’occupation turque. Je ne vous raconte pas la réaction de Catherine II à l’approche des hauts-de-chausse, du périscèle et de l’hypodète du soldat qui voulut la réveiller. Elle a bondi, s’emparant d’un épicnème bleu et ceinturon à cartouchière. La résistance fut de courte durée. Quelques coups de tsarouchias plus tard, heureusement sans lame, nous étions ficelés et transportés dans une camionnette puis dans un avion direction Athènes pour être livrés au palais présidentiel où nous attendait, dans une salle de garde,triomphante, Katrine Ière.
je vous le dis, méfiez-vous des Corses ! vous les croyez tous d’origine italienne, un peu Marseillais sur les bords, mais pas du tout, ils ont du sang grec qui coule dans les veines et ils peuvent vous le rappeler si nécessaire en retrouvant un membre de leur famille qui se trouve malencontreusement être le chef de la garde présidentielle. Une heure plus tard, les deux Catherine s’en retournaient à Paris, roucoulant comme si de rien n’était, tandis que de mon côté, je m’en allais, le coeur meurtri, me réchauffer aux Thermopyles, sur les traces de Samothrace, m’en allant consulter l’oracle de Delphes qui me fit la confidence suivante, directement tenue d’Appollon :
Pour vous, citoyens de la vaste Sparte,
Votre grande cité glorieuse ou bien sous les coups des Perséides
Tombe, ou bien elle demeure ; mais sur la race d’Héraclès,
Sur un roi défunt alors pleurera la terre de Lacédémon
Son ennemi, la force des taureaux ne l’arrêtera pas ni celle des lions,
Quand il viendra : sa force est celle de Zeus.
Non, je te le dis,
II ne s’arrêtera pas avant d’avoir reçu sa proie, ou l’une ou l’autre
Léonidas au Thermopyles, par Jacques-Louis David, Musée du Louvre
Observant mes adversaires, Kathrin et The Big boss, au souvenir de cet oracle destiné à Léonidas qui périt aux Thermopyles, je réalisais que si je voulais sauver mon site, je ne pouvais me défiler ; il faudrait combattre jusqu’au dernier sang pour vaincre les taureaux et les lions ; en même temps, je ne craignais rien, ma force était celle de Zeus, Consigliere Jah était là, by my side, la réunion pouvait se tenir, rien ne m’arrêterait avant d’avoir reçu ma proie, ou l’une ou l’autre, la survie du site condamné à l’avance par une poignée de consultants et experts financiers.
A cet instant, alors que The Big Boss prenait la parole, je me fis la réflexion que la prochaine fois, il faudrait éviter que je roule dans du papier d’Arménie quelques herbes fines et bien sèches qui n’étaient pas de Provence, ni du thym ni du romarin, et qui semblaient transcender bien plus que la cuisine, certainement pas de l’aneth ou de la marjolaine, encore moins du laurier ou de la ciboulette, pas même de l’estragon, et surtout pas du persil dont j’aurais tout de suite reconnu le goût. je me tournai vers Jah, le descendant de la reine de Saba et du roi Salomon, fils de Juda illuminé par les prophéties du négus negest, roi des rois, seigneur des seigneurs, lion conquérant de la tribu de Judah, élu de Dieu, lumière de ce Monde, défenseur de la foi, et lui demandai en aparté ce qu’étaient ces herbes si fines. C’est du Khât, parrain, me répondit-il, j’en ai rapporté de mon dernier séjour en Ethiopie.
J’avais oublié ! Lorsque Jah n’est pas mon Consigliere, il préside aux destinées d’une communauté qui vient de s’installer sur les hauts plateaux éthiopiens, il est vraiment Jah Rastafari, descendant de la reine de saba et du Roi salomon, pas moins pas plus, un superbe pedigree. Vous en connaissez beaucoup des descendants de la reine de Saba et du roi Salomon ? Et bien moi, oui, mon filleul haïtien, Consigliere jah, qui remonte lui aussi aux sources du monde ; cela dit, il préfère l’avion car c’est plus direct et plus moderne qu’une pirogue. Plus rapide et plus sûr aussi. Moins romantique cependant, car en général, quand un Airbus ou un Boeing passe sous un arbre, les ennuis se terminent.
Jah a fondé une petite communauté là-bas, et de temps en temps il revient me voir pour surmonter et vaincre les forces du mal, l’hypocrisie du monde, l’arrogance de l’argent, les épreuves du temps, il est Jah, mon Consigliere pour toujours, expert en Vaudou et Quimboiserie, grand sorcier devant l’éternel qui s’en est allé poursuivre ses études chez les Cherokees et les Navajos avant de devenir Jah parmi les Jah.
Mais qu’est-ce que vous croyez que j’allais vous raconter dans un roman qui s’appelle Numériquement votre ? Des histoires de datalovers et de datahunters ? A d’autres, l’open data et le big data, les clouds et l’e-illusions, nous ici, on s’occupe de choses sérieuses. On remonte le temps en s’accrochant aux aiguilles des secondes, Mais, Jah ou pas, Yah ou pas, Jah ou Yah, Yahweh ou Jehovah, YWHW, alléluia, Halellujah, Hallelou Yah, Rendez louange à Yah, que tout cela est bien fatiguant ! Ce serait intéressant de connaître ce qu’en pense Tafari Mekonnen s’il pouvait nous répondre après avoir caressé l’un des lions de son animalerie.
Et pour le prochain chapitre, promis, j’arrête le chocolat ! Léonidas aux Thermopyles en plein milieu du chapitre Consigliere Jah, l’auteur virtuel en abuse