Ce matin, un lecteur trempant dans la soupe angevine est venu frapper à ma porte. Il m’a dit habiter Baracé, dans le Haut Anjou. Il m’a raconté qu’il bouquinait mon site en diagonale, le feuilletant avec circonspection, ne comprenant pas tout, mais qu’il était bien décidé à suivre enquêtes et reportages, au fil de l’eau, piroguant à vue entre les pages numériques. Il a voulu en avoir le coeur net, vérifier si j’étais un humaniste, je lui ai répondu que ce n’était pas la question, que l’essentiel était de tirer ici la charrue, et de ne pas la mettre avant les boeufs : à chaque jour son sillon, à chaque nuit son dicton.
Il m’a proposé son aide que j’ai tout de suite acceptée car les bonnes volontés sont rares, le plus souvent indisciplinées quand elles ne sont pas rebelles ou revêches. Je lui ai demandé, dans un premier temps, idées et conseils. Il s’est mis au travail, sans attendre, ouvrant le journal, toute cafetière aux vents. Le soir venu, il est passé à nouveau . Ce qu’il te faut me dit-il, c’est publier un hebdomadaire, genre Je suis Cervières. On met en place un comité éditorial semainier que je présiderais s’il le faut, on embauche des rédacteurs, des reporters et des correcteurs, on sélectionne les articles, on les met en page, on donne un bon à tirer, et hop on envoie les bonnes feuilles chez l’imprimeur qui se trouve à côté des bonnes soeurs. Faut bien prévoir un million d’exemplaires, à mon avis. De là, par triporteurs et piroguiers chanteurs, on diffuse dans le monde entier. Et j’oubliais, il manque un dessinateur pour les caricatures, un croqueur pour les croquis et un cruciverbiste pour astreindre balauds et baudets. Ce qui serait bien aussi, c’est que tu me nommes président d’honneur à titre précaire, quelque chose comme l’Illustrissime illustre des lustres.
J’ai trouvé le projet séduisant. J’ai donc demandé à l’Illustrissime illustre des lustres de constituer un comité éditorial d’importance, lui laissant carte blanche ludique. L’Illustrissime qui est un honnête homme comme notre nouveau siècle les ignore, a fait le job. Un Arménien au volant, un Allemand aux jumelles, le pompon vissé sur la tête, il a parcouru le monde entier avec une équipe de baroudeurs à la recherche des meilleurs.
Veillant à la dépense, L’Illustre des lustres a évité de descendre dans les palaces tapageurs, se contentant des bouges et des tripots pour assouvir sa soif dans la traversée du désert conduisant à la création du comité éditorial.
Ayant parcouru le monde, épuisé, réfléchissant à l’oraison funèbre qu’il devrait prononcer à l’enterrement du comité éditorial mort-né, il lui vint à l’esprit que le plus simple serait de consulter avec discrétion ses meilleurs amis, sans tambour ni trompette.
L’Illustre prit rendez-vous avec ses plus vieux camarades dans une arrière-cuisine à l’occasion du pince-fesses d’une amicale de sapeurs-pompiers haute en couleur. Mais les lieux ne se prêtaient pas à une discussion stratégique. On préféra évoquer les souvenirs du claque-bosse de Lulu la nantaise, un haut lieu affriolant où s’enlupanarder et s’accrocher au lustre.
Et comme l’affaire n’avançait pas, L’Illustre décida de prendre le taureau par les cornes. Il fit appel à ses associés les plus sûrs et les réunit en un lieu propice à la méditation. Là, après de longs échanges silencieux, il en vint à la conclusion que ce projet de publication numérique ne lui était pas destiné, qu’il faudrait quelques lustres pour qu’il voit le jour. Plus tard, au milieu des brocs d’eau destinés à lui rafraîchir l’esprit, réalisant qu’une décade compte deux lustres, il en conclut qu’il faudrait bien quatre lustres pour que vingt ans après, l’affaire soit au point.
Sur les conseils de ses amis, convaincu que le principal était de ne pas perdre la face, il revint me voir pour m’annoncer qu’il avait désormais d’autres projets et qu’il était désolé de faire ainsi faux bond.Je lui demandai ce qu’il envisageait, il me répondit avec assurance : ouvrir un orphelinat.
Je lui souhaitais bonne chance, même si un certain inspecteur privé que j’avais engagé m’avait déjà appris qu’en vérité, depuis une semaine, il se désolait de ne pas recevoir la version papier de Cervières Hebdo, le revue des naufragés de l’espace numérique, pour reprendre le sous-titre du canard virtuel. C’est que réaliser un journal n’est pas facile. les journalistes n’en font qu’à leur têtue tête à tue-tête, les pigistes vous pigeonnent, les correcteurs appréhendent à coups de point les virgules mal placées, les metteurs en pages se remettent difficilement de leur dimanche, les imprimeurs se font un sang d’encre à attendre les rames de papier entre deux métros, et le triporteur tripote au bobinard, attendant le piroguier embourbé.
Il peut toujours attendre une perce-neige ou l’eldeweiss sur la banquise, notre soupeur angevin, la livraison de nos bouquets de mots ne sera jamais que numérique, ce qui n’exclut pas de faire référence, ici ou là, à l’Illustre théâtre de Molière où se jouait royalement la comédie : Lino avec Pompon y aurait eu plus que sa place dans la troupe.
De mon côté, cette semaine, j’ai recruté l’inspecteur Oray, chargé des enquêtes approfondies ; et j’ai transformé le CDD du pigiste Zonbi en CDI. Mais je ne sais pas si c’est une bonne idée, car depuis la fin de son reportage sur le carnaval aux Antilles, il a disparu, volatisé avec la dernière plume de Vaval que je voulais aussi embaucher. La société prenant de l’importance, Consigliere Jah est désormais dans nos murs à mi-temps. Et pour ne rien vous cacher, je suis en train de négocier un renfort d’importance, attendu pour la semaine prochaine, le Brigadier Palmier, celui qui vient de filer l’Illustre : il est haut comme trois pommes d’amour, mais expert en fêtes foraines et fort en gueule. Allez savoir pourquoi, tout cela a laissé un peu dubitatif le défenseur des orphelins quand il est revenu me voir entre deux flocons, cet hiver, pour prendre de mes nouvelles, et voir si tout allait bien. Ce n’est pas facile, mais on tient le coup, le métier rentre, lui ai-je dit.
En fait, ami de toujours de Molière, je tenais à rendre hommage à Lino Ventura en ce triste jour de cérémonie des Césars, qui porte si bien son nom prétentieux, fastidieux et dilapidateur. Il était un homme de caractère, grand comédien autant comique que dramatique. Une tragédie personnelle l’a conduit, avec sa femme Odette, à fonder en 1965 une association destinée à venir en aide aux personnes souffrant de difficulté d’adaptation pour qu’elles puissent vivre dans un univers harmonieux. Le premier établissements a ouvert à Baracé en 1994 dans le Haut Anjou, près de Durtal, là où Lino Ventura y séjournait régulièrement en famille depuis 1962. Sa femme y est d’ailleurs décédée en mai 2013.
Si vous avez la chance de pouvoir défiscaliser une partie de vos revenus, pensez à cette association, elle le vaut bien plus qu’un parfum. http://www.perce-neige.org/
Et puis si d’aventure, vous passez à Durtal, sur la route ou l’autoroute entre le Mans et Angers, arrêtez-vous dans le petit bourg de Baracé, le long du Loir, au détour du bocage, un vieux moulin vous y attend. Et si vous regardez bien, peut-être apercevrez-vous un piroguier perdu, remontant le cours de la rivière au milieu des nénuphars. Pour le moment, il lui faut traverser une chute d’eau, et ce n’est pas une mince affaire quand on a la tête dans les nuages.
Voici l’heure de conclure. On commencera par Lino Ventura, 1919-1987, avec toute notre admiration cinéphile, tu as inspiré l’idée de remettre de temps en temps à titre purement personnel, et sans rien de solennel, un hommage virtuel, rendu au nom de l’Illustre théâtre, et qui prend le nom de La perce-neige.
Ensuite, cet article est dédicacé tout d’abord à Florence Mi, et toute sa famille qui nous est chère, si douce et généreuse, elle se reconnaîtra sans un mot de plus.
Et puis, il est dédié aussi à Philippe Dc, en souvenir de tous ces fous rires incoercibles que lui inspire telle vision secrètement cocasse.
Attention ! Cette dernière phrase c’est du sérieux, du Jacqueline de Romilly dans le texte, lors d’un discours prononcé en séance publique à l’Académie française, le 26 octobre 1989. Je me suis toujours demandé si la Comédie française se trouvait plutôt rive gauche ou rive droite, et si l’Académie française était implantée rive droite ou rive gauche, ce n’est pas forcément facile de faire la distinction tant les deux institutions concourrent dans leur loufoquerie involontaire à se prendre au sérieux. Mais ces fous rires incoercibles me laissent penser que la comédie est plutôt à l’Académie, et inversement, que le jeu académique incoercible trouve refuge à la Comédie.
Allons, rions un peu, mais soyons charitables. Voici deux sites illustrant des institutions solennelles et grandiloquentes comme seule la France éternelle ou presque, sait les inventer et les renouveler depuis des siècles et que le monde entier nous jalouse à juste titre. Dans l’une, la troupe est constituée de Quarante immortels pensionnés qui tombent régulièrement comme des mouches ; dans l’autre, ils sont soixante-trois sociétaires et pensionnaires à porter mouches, en ayant pour devise un peu de latin, Simul et Singulis qui veut dire Etre ensemble et être soi-même. Comme Qui dirait : Diantre ! Au premier abord, la devise est assez proche d’Umuntu Ngumantu ngabuntu. Sauf que dans la réalité, la traduction française, loin d’être mandelesque ou molièresque, est plutôt proche de signifier Tous pour moi et Dieu aussi sans toi, tant le singularisme des uns et des autres confine à l’égoïsme le plus français qui soit. http://www.academie-francaise.fr/ http://www.comedie-francaise.fr/