
Heureux celui qui veille et garde ses vêtements pour ne pas aller nu et laisser voir sa honte. Apocalypse 16 : 15
La nuit se prolongeait encore lorsque nous effectuâmes les derniers préparatifs pour se rendre à Cervières mettre la main sur El Brigante que nous recherchions. La veille au soir, avec le lieutenant Olibrius et Baltazar qui s’était joint un moment à notre discussion, nous étions arrivés à la conclusion qu’un ordre aussi abrupt et secret ne pouvait concerner que l’un de ces nombreux conspirateurs absolutistes, libéraux ou républicains qui en voulaient à la légitimité du trône restauré ou à la vie du monarque. L’Empire, lui, à défaut d’empereur sévèrement gardé par les Anglais sur son rocher, ne nourrissait plus qu’un folklore de grenadiers à bonnet de poils et n’abreuvait plus qu’une nostalgie au goût de la grenadine.
Maintenant que nous sellions nos chevaux, je doutais fort qu’un comploteur eût réussi à organiser quoique ce soit, d’un lieu aussi perdu que les montagnes noires du Foretz. Les conspirations politiques exigent le fourmillement des villes pour que les esprits s’échauffent, s’embrasent et s’enflamment au milieu des allées légitimes. Si les révoltes de rues peuvent mener à prendre la Bastille ou les Tuileries, en revanche, on n’a jamais vu un soulèvement paysan qui n’ait été écrasé, même celui de la Vendée dont les insurgés ont oublié de se diriger vers Paris alors que la voie était pourtant libre après la prise de Saumur. Les Bourbons avaient eu raison de se porter à Versailles, mais au bout du compte Fontainebleau eût été préférable comme le calculât plus tard Napoléon: la populace vociférante ne peut s’y rendre à pied en un jour.
Une légère poudre de neige nocturne avait apporté au village de Noirétable un calme paisible que pas même le chant des passereaux entendu la veille, ne rompait. Passant sous l’auvent en bois qui marquait l’entrée de la cour du relais de poste, j’observai l’enseigne rouillée qui signalait les lieux. Un cheval cabré de cavalerie illustrait le nom donné à l’hostellerie : Au cheval noir. Une grande plaque en fer accrochée au mur du relais accueillait les voyageurs avec ce conseil étonnant : «Passant, ici, tu trouves où te loger et te restaurer, te rafraîchir et te dégourdir. Une diligence, matin, midi et soir te conduit à Clermont ou Lyon selon tes vœux, pourvu que tu laisses tes armes au comptoir et que tu payes d’avance ce qui est dû, si tu veux que je n’ai point à te brûler derechef la cervelle. Derechef! C’est un drôle, cet hôtelier, observa Baltazar.
Au bout de la seule grande rue qui traversait le bourg,
notre petite troupe se sépara en deux cohortes égales, l’une menée par le lieutenant d’escadron prenant le chemin vers l’Est, par les étangs de Royon, l’autre placée sous mes ordres se dirigeant vers le nord-ouest, à travers la Croix Guirande, les Chassagnes et Puy Magnol, pour atteindre la porte principale des fortifications de Cervières. Il avait été décidé la veille que nous nous retrouverions au milieu de la ville, sur la place proche de l’église où nous demanderions à un habitant de rencontre quelle habitation occupait le sieur des Roziers.
Le blizzard soufflait fort sur les hauts dénudés de Cervières. Nous ne rencontrâmes âme qui vive en chemin. On voyait à peine au loin les murs d’enceinte pris dans les brouillards et givres d’hiver. Après une longue heure passée à rechercher sous le pas des chevaux la route ensevelie sous la neige, nous arrivâmes enfin près de la porte de Bise, un double arc de pierre près duquel se trouvait la seule auberge du village constituée d’une grande salle voûtée traversant la maison d’un côté l’autre. De vastes tilleuls dans la cour donnaient le nom au lieu dont on devinait derrière les carreaux d’une fenêtre enfumée, la présence du propriétaire regardant passer l’équipage en file indienne. Le bruit des sabots était assourdi par la poudreuse qui tapissait le pavé inégal. L’un des gendarmes de l’escadron nous précédait prêt à brandir le sabre au moindre danger depuis que nous l’avions averti que l’homme recherché était considéré par les autorités comme extrêmement dangereux. A proximité de l’église, nous descendîmes de cheval, confiant nos montures au gendarme le plus âgé dont les moustaches noires frisées avaient gelé pour former aux plis de la bouche un éperon blanc aussi long que ceux fixés à ses bottes. Nous étions les premiers arrivés.
Le lieutenant Olibrius de son côté avait eu plus de chance. Il avait croisé l’ensevelisseur qui se rendait au cimetière situé hors les murs, prêt de la porte secondaire, pour y tailler une pierre tombale de marbre destiné à un caveau funéraire, et ce bien que le gel fut l’ennemi du fossoyeur. Une petite cabane en bois de sapin sous un saule pleureur devant l’entrée du cimetière servait d’abri au veilleur d’âmes. Il connaissait la famille des Roziers autrement que par la seule liste des noms qui ornementait la stèle rechampissée de la dalle funéraire entourée d’une élégante grille en fer forgé. Selon lui, les Roziers était une illustre lignée qui avait longtemps porté le titre de capitaine-châtelain représentant le comte de Foretz, seigneur de Cervières depuis 1173. Après la Révolution, ils s’étaient établis marchands dans la passementerie, profitant de la réputation de la cité en matière de draperie, mercerie et travail du cuir, et ils avaient obtenu que Napoléon Ier confiât aux « grenadières » des monts du Foretz, l’exécution des travaux de broderie au fil d’or pour le compte de la Grande armée. C’était de Cervières et de ses environs que provenait le fameux écusson représentant une munition en flamme, connu sous le nom de « grenade », que tous les gendarmes et soldats du feu portaient avec distinction. L’habileté au travail de ces femmes au foyer était telle que leur savoir-faire s’était étendu à l’ensemble de la passementerie militaire et que l’Académie française leur avait confié la confection de « l’habit vert » tout en fil de soie. Le village ne regrettait qu’une chose. Que les académiciens ne tombassent pas fauchés sous la mitraille des mots nouveaux du dictionnaire, à un rythme qui serait, dans l’idéal, identique à celui assuré par les sabres et les canons des champs de bataille du temps de l’Empire. Leur avancement dans l’âge au moment de l’élection était, cependant, une garantie de maintien de la production qui, pour irrégulière qu’elle fût, n’en était pas moins certaine à terme: on ne naît pas académicien, mais on meurt immortel.
Le Fossoyeur, poète à ses heures,
d’après Olibrius dont je me demandai comment il avait pu glaner autant d’informations en si peu de temps, lui avait indiqué que les Roziers résidaient toujours à la maison de l’échevin dont ils avaient assuré les fonctions, jusqu’au changement d’organisation judiciaire ayant mis un terme à cette charge. Cette demeure était facile à trouver. Il s’agissait d’une grande bâtisse en pierres de volcan, qui faisait presque face à la porte d’entrée de l’église. Comme le jour s’était levé et que le soleil perçait entre les nuages, il était difficile de savoir si cette demeure était habitée bien que les volets à l’étage fussent ouverts. Il n’y avait aucune lumière provenant de l’intérieur de la maison. Le lieutenant Olibrius décida de placer deux gendarmes de chaque côté de la maison traversée par un porte cochère menant au jardin situé de l’autre côté du bâtiment par rapport à la rue et qui donnait sur l’église. Deux autres gendarmes nous encadraient comme des malfrats lorsque, arrivés devant la porte, je pris son marteau pour frapper vigoureusement avec l’anneau en fer forgé. Le marmouset n’était pas banal. Il représentait une tête de dragon aux cornes torsadées, dont la mâchoire entr’ouverte laissait apparaître des incisives enserrant l’anneau. Après un long silence, des bruits se firent entendre, comme provenant d’un escalier en bois qui gémissait au rythme d’un pas souple. La serrure de la porte constituée d’une lourde barre de fer, grinça. Un battant s’ouvrit découvrant le visage d’une femme tout encore ensommeillée. Elle semblait nue sous sa chemise de nuit dont les boutons entrouverts laissaient apparaître des seins fermes aux tétons rosissant avec l’apport de la lumière extérieure.
- Pouvez-vous demander à monsieur des Roziers de se présenter à nous, demandai-je sans même prendre le temps de me nommer.
- A qui ai-je l’honneur, me demanda cette femme sans honte qui ne trouvait même pas la nécessité de croiser sa chemise pour couvrir sa poitrine.
- A la force publique, répondis-je pour immédiatement regretter une réponse aussi stupide.
- Et que lui veut cette force publique, répliqua-t-elle sans se démonter.
- Le voir et l’entendre.
- A propos de quoi ?
- Pour répondre de ses actes.
- Lesquelles, demanda l’effrontée aux réponses revêches qui, de plus, esquissait un sourire incompréhensible.
- Cela suffit. Je n’ai point à me justifier. Qu’il vienne sur le champ ou je monte de suite le chercher.
- Eh bien, qu’il vous en tienne, je vous laisse volontiers passer.
Je n’eus même pas le temps de la bousculer tant elle avait été vive pour dégager le passage. Je me ruai dans le vestibule, bondissant dans l’escalier pour me retrouver au premier étage, suivi par Baltazar et un gendarme. Quatre portes fermées donnaient sur un couloir lugubre aux murs défraîchis. M’étant saisi de la main gauche du pistolet qui jamais ne me quittait, de l’autre main, une à une j’ouvris chacune des portes, inspectant chaque chambre, ouvrant les armoires, regardant sous les lits. Il n’y avait personne. Au fond du couloir, la salle d’eau constituée d’une baignoire placée en son centre, d’un lavabo en émail et d’un broc à eau en faïence, était tout aussi vide. Je montai au second étage qui ne comportait qu’une seule pièce, un grenier entièrement vide de meubles, mais rempli de livres, de cahiers, de livres de comptes et de mémoires de justice, des décennies d’occupation quotidienne d’une lignée d’échevins venue à son terme. Il n’y avait clairement point de Jean Courage Eustache des Roziers dans les murs. Je redescendis au rez-de-chaussée, toujours suivi par Baltazar et l’autre gendarme qui avait brusquement l’air d’être en goguette depuis que toute perception de danger se fut dissipée. Nous retrouvâmes dans la cuisine la seule occupante des lieux. Elle s’escrimait à allumer l’un des fourneaux de la cuisinière alors que l’intense fumée qui s’en dégageait laissait présumer que le bois utilisé était probablement plus trempé que mort.
- Laissez-moi faire, lui dis-je en m’emparant de bûchettes sèches que je substituai à celles qui refusaient de brûler.
- Pourriez-vous maintenant m’expliquer cette invasion, qui êtes-vous, ce que vous voulez et ce que vous exigez, demanda notre hôtesse qui tenait maintenant une tasse de thé en porcelaine de Saint Petersbourg. Voulez-vous aussi du thé, poursuivit-elle tout en préparant l’infusion après avoir recueilli l’eau chaude dans une théière en argent massif au manche en bois d’ébène, avec un poinçon d’abeille rappelant le symbole de l’ardeur au travail de la dynastie napoléonienne.
- Dites-nous d’abord qui vous êtes, demandai-je.
- Je vous trouve fort discourtois. Je suis ici chez moi, vous en conviendrez. Il vous revient de répondre en premier à mes questions même si vous représentez l’ordre public.
- Ce n’est point ainsi que je conçois les choses. Mon rang m’autorise à poser toutes les questions que je veux, à qui je l’entends et comme je le souhaite. Vous n’avez pas d’ordre à me donner.
- Mais que puis-je répondre puisque vous ne m’avez pas posé de questions si ce n’est celle de demander que monsieur des Roziers se présente à vous . Et comme vous avez pu le constater, il n’est pas là, ce qui coupe court à toute chicane.
- Où se trouve donc à cette heure monsieur des Roziers, demandai-je alors.
- A cette heure comme à toute heure, en un lieu qu’il ne quitte pas.
- C’est-à-dire, repris-je, intrigué.
- Depuis un certain temps ! Il veille, nu, les os aux sec, sous sa pierre tombale. Je vous invite à l’y retrouver dans l’église. Vous y apercevrez son gisant, à vrai dire celui de l’un de ses prédécesseurs, un chevalier hospitalier revenu des croisades plus mort que vivant. Depuis lors, chaque mâle de la famille Roziers a pris l’habitude d’aller se réfugier sous ce gisant une fois passé à trépas.
- Et depuis quand est-il mort, demandai-je, désemparé.
- Depuis que le sort des armes qui lui avait toujours été favorable, l’a abandonné, en compagnie de milliers d’autres, à Leipzig pendant la bataille dite des Nations. Ce fut un effroyable carnage qui a englouti la fine fleur de toute une génération, poursuivit-elle après un instant de silence, ajoutant : heureux les morts qui veillent sur les éclopés, estropiés ou défigurés! Leurs lambeaux de chair tissent une voile qui porte dans l’océan de la nuit toute la douleur des rescapés. Ils sont les seuls véritables et redoutables survivants qui errent sans âme sur cette terre depuis que les trompettes de la renommée ne sonnent plus. La vie sans guerre pour ceux qui ont survécu à toutes ces batailles ressemble à la cruelle douceur de l’enfer terrifiant promis aux voleurs et aux assassins. Pour eux, vivre tous les jours sans cette odeur de sang, d’urines et d’excréments, au seul souvenir de la pourriture et de la puanteur mortifère, c’est déjà mourir.
