Avec cette Grande nuit du confinement qui nous attend pour plusieurs semaines, nous voici loin des bistrots où prendre un café, des marchés ouverts à la plénitude du ciel, de la nature sous les nuages s’éparpillant en sanglots et des pieux monastères où se réfugier, ne pouvant plus chercher que notre pain quotidien que dans une boulangerie à défaut d’église réduite à sonner le glas. Il ne nous reste plus sous la torture impitoyable du temps confiné entre quatre murs comme un prisonnier soumis à la question, qu’à organiser la résistance intérieure, l’élévation de l’âme, loin des charlatans qui proposent des exercices de méditation transcendantale, diverses potions magiques ou inepties du même tonneau d’eau de mer.
La lecture est un premier acte pour affronter l’autoritarisme de notre administration publique, destiné à masquer par la cruauté des dispositions prises, leur imprévoyance chaque jour un peu plus révélée. La lecture hebdomadaire du Canard enchaîné en fait foi. Nous sommes chaque jour soumis au déni de réalité et au mensonge permanent, jusque dans le traficotage des statistiques pour dissimuler les nombreux morts dans les EHPAD. Les personnes dépendantes décédées ne comptent pas officiellement, merveille de la science des chiffres tronqués en univers numérique et instantané de bouillie d’informations : ne compte que ce que nous ne retiendrons pas dans le déferlement des nouvelles.
Voici donc pour entrer en dissidence une première liste de douze lectures qui feront ultérieurement l’objet d’approfondissements et commentaires, étant entendu que l’auteur virtuel est à la critique littéraire ce que l’orang-outan est à l’animal de compagnie, quelque peu charmant mais encombrant lors du partage des oranges.
Ces douze premières lectures sont les suivantes, peu importe l’ordre puisque, de toute façon, ce n’en est pas un, juste une liste remplaçant utilement celle inutile des courses qui se font rares.
François-René de Chateaubriand le mémorialiste, évidemment, appartient à cette première liste, non forcément pour les Mémoires d’Outre-tombe, mais pour L’itinéraire de Paris à Jérusalem et le Génie du Christianisme, son chef d’oeuvre romantique qui ne souffre pas du caractère pompeux des Mémoires dignes de marches militaires telles que The British Grenadiers » ou de Pomp and Circonstance d’Edward Elgar : il ne faut point trop n’en abuser en circonstances de confinament. Marc Fumaroli, à propos de Chateaubriand, nous apporte avec Poésie et terreur, un éclairage sur l’oeuvre du vicomte inhumé à Grand Bé, à Saint-Malo, affrontant dans sa tombe les tempêtes posthumes héritées de son génie littéraire.
Vassili Grossman, surgi du néant des steppes asiates organisées en goulag, avec Vie et Destin, nous a probablement apporté au siècle dernier le plus grand roman épique de l’histoire littéraire du vingtième siècle, dans le droit fil de son prédécesseur Tolstoï. Vie et destin est tout simplement le Guerre et paix de la Seconde guerre mondiale, un récit qui mène des ruines de Stalingrad aux décombres de Berlin dans un entrechoc de violence et de haine où les soldats soviétiques font face aux divisions allemandes sous la menace arrière des commissaires politiques toujours prêts à fusiller et envoyer au goulag des hommes considérés comme des moujiks de toute éternité russe.
Iouri Dombrosvski, lui aussi dissident russe, est par trois fois arrêté pour être assigné à résidence alors qu’il est étudiant à Alma-Aty, puis déporté à la Kolyma et enfin une nouvelle fois enfermé dans un autre camp de travail en Sibérie près d’Irkoutsk, passant au total dix-huit ans au Goulag de 1937 à 1957. Tout comme Chalamov ou Soljénitsyne dont l’auteur virtuel conseille avec vigueur la lecture, il reviendra de ces années extrêmes d’épreuves forcées et glaciales passées dans les camps de travail, avec une trilogie admirable: le Singe vient réclamer son crâne, le Conservateur des antiquités et la Faculté de l’inutile, ultime chef d’oeuvre publié la première fois en 1978, le jour précédant sa mort, ne voyant pas un exemplaire de sa publication dans laquelle se trouve l’un des plus beaux récits écrits sur la Passion du Christ.
William Shakespeare le « barde », a forcément sa place dans cette liste. Il est le grand dramaturges de la littérature, point besoin de le rappeler, le plus difficile étant de choisir lesquelles de ses oeuvres lire ou parcourir, à chacun se préférences, de Roméo et Juliette à la Tempête ou Othello sans oublier Le songe d’une nuit d’été et là où tout n’est que « beaucoup de bruit pour rien », Macbeth.
René Girard inspiré par sa théorie « mimétique » dont il est le fondateur passionné, a le génie de nous faire apparaître dans Shakespeare, les feux de l’envie, la dimension tragique et apocalyptique de la triangularité du désir, concluant que l’oeuvre du grand poète théâtral est celle d’un « miméticien » qui aurait lu Des choses cachées depuis la fondation du monde, à la différence des nombreuses cloches du vingtième siècle, qui encensait le pédophile Matzneff plutôt que Girard, trop chrétien pour les sacristies de la critique. Et pourtant, les livres de René Girard sont tous passionnants même quand il ne s’agit que de commenter l’actualité des guerres et des épreuves.
Tout Jean Racine le bien nommé évidemment, mais aussi beaucoup Molière et un peu Corneille dont on peut farfouiller dans leur oeuvre et qui peuvent apparaître dans cette liste, doit figurer dans les lectures indispensables pour résister au confinement. Racine est le plus grand génie de la langue française, dont le classicisme se confond avec la pureté du français de Cour en symbiose parfaite avec l’absolutisme royal en France au temps des gentilshommes. La lecture d’Athalie nous en convainc.
Fernand Braudel puisqu’il est justement question de l’histoire de France, nous ouvre la barrière de nombreuses énigmes humaines, économiques et sociales dans son inachevée Histoire de l’Identité de la France, de l’Histoire de la méditerranée et du monde méditerranéen à l’époque de Philippe II ou de Civilisation matérielle, économie et capitalisme du XVème au XVIIIème siècle. Oubliées la poésie et le théâtre, avec Braudel nous plongeons dans les faits, les échanges, le commerce et les ports sans méconnaître l’effet désastreux des guerres et des épidémies, tout n’est plus que pondéreux et argent.
Honoré de Balzac le tourangeau s’agissant de l’argent n’en ignore rien. Son immense Comédie humaine est dévastatrice de toute consolation s’agissant des moeurs et vie en société dominées par la jalousie, l’avarice, la gloutonnerie. Il est le peintre littéraire des sept capitaux. On peut aussi s’attaquer par la même occasion à Victor Hugo ou à Emile Zola, pamphlétaire à l’occasion, dont Céline en fit l’unique éloge public connu de sa part sous forme d’un discours vibrant d’introspection et reconnaissance.
Céline, auteur controversé s’il en est, figure dans cette liste de douze écrivains dans laquelle doit bien apparaître un Juda de l’humanité Le cuirassier à cheval Destouches a tout simplement ressuscité la littérature sur les ruines de la Première guerre mondiale, n’ayant pas simplement créé un style littéraire, mais réenchanté la langue française vieillissante des frères Goncourt pour en inventer un rythme moderne et contemporain. Tout le monde parle comme Céline sans pouvoir réussir à écrire aussi bien que ce matamore. Il est le plus grand défenseur de la langue française depuis Bossuet, ce qui n’est pas le moindre des paradoxes de ce farouche antisémite qui aima éperdument une jeune femme juive allemande, au point peut-être d’en perdre une nouvelle fois la raison après sa blessure au front de 1914, pour s’emporter définitivement dans la déraison, la démesure des injures et la haine raciale.
Francis Jammes, le poète pyrénéen, fait aussi partie de la liste, une présence peut-être surprenante chez les premiers de cordée littéraire. De l’Angélus de l’aube à l’Angélus du soir est un recueil de poèmes qui nous rapproche de la simplicité de la nature et des choses dont nous sommes aujourd’hui éloignés au point de bientôt tout en oublier. Il nous décrit ce qu’est un âne avec une force rare au moment où des humains obligés de se comporter comme des mulets au piquet, ignorent tout de la beauté des baudets.
Rimbaud le voyou et Novalis, deux poètes de l’éphémère , concluront cette première propositions de lectures qui pourrait accueillir d’innombrables autres poètes. La poésie est le sang vivant de la littérature, elle est celle qui nous emporte dans les voyages mystérieux et qui mènent aux Illuminations de l’homme aux semelles de vent si tôt silencieux et aux Hymnes à la nuit du romantique allemand si tôt disparu qui écrit : Quel mortel, quel être doué de la faculté de sentir, ne préfère pas au jour fatigant la douce lumière de la nuit avec ses couleurs, ses rayons, ses vagues flottantes qui se répandent partout (…) Et moi, je me tourne vers cette nuit sainte, mystérieuse, indéfinissable. Le monde est là comme dans un profond tombeau, et triste et déserte est la place qu’il occupait.
Car la poésie est là pour nous permettre d’accéder aux mystères de la Nuit, et plus particulièrement auprès d’un mystère qui peut longuement nous occuper dans ce profond tombeau qu’est le confinement, éprouvant plus encore que nul ne sait quand l’heure viendra, et comme effrayé par l’avertissement de l’ancien poète devenu négociant dans la fournaise du désert, à Aden ou Harar: Et qui diable sait sur quelle route nous conduira notre chance ?
Tasmanien, le paquebot des messageries maritimes devenu l’Armand-Béhic (1891-1924) que Rimbaud ne pouvait emprunter pour aller en Australie, comme l’auteur virtuel l’explique dans Rimbaud en Australie. L’Ardennais n’est ni Astérix ni Tintin, juste un négociant.
C’est pourquoi la lecture de la Bible peut aussi aider à traverser cette épreuve du Covid-19 à laquelle personne n’était préparée en dehors des devins dont on sait ce qu’ils sont en lisant simplement Astérix et Obélix, une lecture tout aussi recommandée en temps de confinement, ne serait-ce que pour rendre hommage à Albert Uderzo qui vient de monter au ciel pour y rejoindre son compère René Goscinny ainsi que Jules César mais c’est moins sûr, dont on devine qu’il aurait des citations latines à lui balancer s’agissant de Gergovie ou Alésia.
Pour conclure voici un poème de Francis Jammes qui va droit au coeur de l’Auteur virtuel dont les Petites Antilles sont sa seconde patrie : les colibris, la forêt, les flamboyants rouges, les crabes recherchés par les enfants, et à l’horizon l’aviso annoncé, avec une simplicité d’écriture qui nous raconte une histoire, celle de la vie de tous les jours. Sans poète, il n’y a pas de littérature qui tienne.
À Tristan Klingsor.
Aujourd’hui, le long de la nuit transparente
des sentiers froids, sous la chaleur terrible,
j’ai bien senti qu’en une autre existence
j’ai vécu dans les Petites Antilles.
Une impression de grands calices blancs
aux pistils noirs, et de grande tristesse…
Un cimetière aux colibris volant
sur des tabacs frais dans la sécheresse.
La forêt à laquelle j’ai songé
avait les mêmes filtrations faibles
de lumière, le même sommeil des herbes,
et des cris bleus pareils à ceux des geais.
Que ne puis-je partir ? Vous m’attendez,
je le sais, rouges fleurs qui éclatent…
Je crois entendre. Mais est-ce que j’ai rêvé ?
Voici des enfants qui prennent des crabes ?…
Ces crabes sont bleus ? L’océan. Un point.
C’est un aviso annoncé. Le Saint-
Jérôme. Il vient du Havre… Oh ! Comme il est loin !
Son hunier ?… L’enfant, donnez-lui la main.
Vous attendez quelqu’un ? — Oui… Delonelle.
C’est le neveu de Madame Physica…
L’Océan bruit comme un harmonica
et se déchire comme un flot de dentelles.
Francis Jammes, 1897.
L’appel du voyage au rythme de l’harmonica