L’éternité selon Rimbaud

Ce verbe emprunté au latin de César, Cicéron, Ovide ou Tite-Live, trouve son origine possible dans le passage suivant de la Bible:

Et se lèvera pour ceux qui craignent mon nom un soleil de justice

Le verbe Orior a plusieurs sens communs tels que commencer, se lever, naître, pointer ou encore, par construction, après le lever du jour, le sens le plus ancien remontant à César pour évoquer ce qui donne naissance à un fleuve ou une rivière: prendre sa source, que l’on retrouve dans le titre : Aux sources du monde.

  • construction
    • ORTA LUCE
      • 1 siècle avant J.C. CAESAR (César)
        • après le lever du jour n. m : apparition voir lever

Manuscrit du poème L’Eternité, mai 1872

Il existe au moins trois versions du poème L’éternité, la première publiée en 1873 reprenant un manusrit inconnu d’après l’édition originale d’une Saison en enfer, la deuxième parue en 1886 dans une revue d’après un autographe disparu et la dernière qui se trouve la plus certaine datant d’un autographe de 1872 seulement publié en 1919, de quoi occuper les longues nuits d’hiver en commentaires et exégèses rimbaldiens du poète ardennais.

Question exégèses, on recommandera: Chanson spirituelle ou romance païenne? paru sur le site Arbadel.free.fr, rubrique anthologie commentée du poète Arthur Rimbaud, en 2009, un travail remarquable d’où est issu le tableau ci-après mettant en parallèle les trois versions, ainsi que le passage du commentaire consacré aux vers : Nul Orietur, ou Pas d’Orietur selon. Sans jamais oublier qu’en matière solaire, Rimbaud a fait, précédant le poème Eternité, le récit circonstancié dans Une Saison en enfer de notre passage sur terre:

Oh ! le moucheron enivré à la pissotière de l’auberge, amoureux de la bourrache, et que dissout un rayon !

Ce récit icarien de la destruction d’un insecte, figure bien notre condition humaine.

Enfin, ô bonheur, ô raison, j’écartai du ciel l’azur, qui est du noir, et je vécus, étincelle d’or de la lumière nature. 

Voici donc le passage de ce commentaire du site Abritel.free.fr consacré à Nul orietur :

Là pas d’espérance,
Nul orietur.
Science avec patience,
Le supplice est sûr

« Le poète affirme à nouveau son rejet d’un monde où l’espérance est toujours déçue, où toute idée de salut, toute idée d’une possible aurore (« orietur ») est sans cesse renvoyée à un avenir incertain, son rejet d’une civilisation qui ne sait que prêcher la patience et qui fait de la vie humaine un languissant supplice…

1 – « Là pas d’espérance, / Nul orietur. » Les mots « espérance » et « orietur » disent la même chose : l’espoir d’un salut. La forme verbale latine « orietur » (littéralement: il se lèvera) est souvent appliquée au soleil dans les textes prophétiques. Suzanne Bernard, dans son édition critique des Classiques Garnier, cite Malachie, IV, 20 : « Et orietur vobis timentibus nomen meum sol justiciae » (Et se lèvera pour ceux qui craignent mon nom un soleil de justice).

Mais comment faut-il comprendre cet adverbe de lieu : « là ». Où donc Rimbaud ne discerne-t-il aucune lueur d’espoir : dans la voie qu’il est en train de suivre, celle qui correspond à l’expérience imaginaire relatée par le poème (l’envol vers le soleil, le dégagement rêvé ?) ou au contraire dans l’expérience courante du monde (les « humains suffrages », les communs élans ») ? Les commentateurs optent généralement pour la première solution…

La deuxième solution paraît plus simple. Rimbaud pourrait développer dans cette strophe les raisons de son dégoût, qui le poussent à dire « adieu au monde ». Il y dénoncerait à nouveau ce qui fait de la vie un « supplice » : la « nuit seule » et le « jour en feu », c’est-à-dire notre monotone vie quotidienne qui décourage l’espérance et reporte toujours au lendemain l’avènement d’un orietur ;les « humains suffrages » et les « communs élans », c’est-à-dire notre façon de penser traditionnelle qui projette dans un avenir incertain l’accès à la lumière (« orietur ») et à la vérité (la « science »), qui exige de l’homme une « patience », au double sens de persévérance et de souffrance que ce mot suggère, de par son étymologie.

La forêt des Ardennes, automne 2022

Que conclure du poème : Eternité ?

Tout simplement qu’il est sans intérêt de subodorer, prétendre savoir ou démontrer si le poète de Charleville était croyant ou non. Cela ne regarde que lui, et quant aux conséquences éventuelles, Saint Pierre qui détient les clés du Royaume: le Ciel appartient à celui qui le conquiert ici-bas.

Or, justement, le poème éternité apporte un début de réponse en ce que Rimbaud ne peut renier ses antécédents intellectuels chrétiens. Peu importe la Foi ou non. Le latin appartient à l’univers chrétien de Rimbaud depuis sa plus tendre jeunesse, prouvée par sa maîtrise absolue des thèmes et des versions latines qui font l’émerveillement du corps enseignant. Et son apprentissage de la poésie se fait à travers ses facultés intellectuelles chrétiennes qu’il évoque dans ses premières poésies. De même qu’un ingénieur apprend son métier par le truchement des mathématiques et de la physique, Rimbaud devient poète à dix ans à travers le latin d’école et d’église, ainsi que le grec, la lecture de la Bible ou l’histoire chrétienne. Sa poésie est d’ascendance métaphysique chrétienne à laquelle il restera fidèle toute sa vie entière comme en témoigne sa correspondance entretenue avec sa famille dans la seconde partie de sa vie, à Aden ou Harrar.

Et puis, question espérance d’éternité, il faut s’en remettre à L’impossible: Et orietur (en mouvement), aux sources du monde, (ailleurs), la vie entière (L’être humain), en circonstances cartésiennes (l’Eternel), soit, au bout du compte pour Rimbaud, gribouiller de temps en temps des poèmes, histoire de passer le temps en remontant aux sources des fleuves à la recherche de l’éternité.

Voici les trois versions de l’Eternité, tel que retracé sur le site abritel.free.fr




Version 1
Autographe. Reproduit 
d’après le fac-similé
publié par 
Messein (1919).
Voir ci-dessous.
     
   L’Éternité

Elle est retrouvée.
Quoi ? — L’Éternité.
C’est la mer allée
Avec le soleil
 
Âme sentinelle,
Murmurons l’aveu
De la nuit si nulle
Et du jour en feu.
 
Des humains suffrages,
Des communs élans
Là tu te dégages
Et voles selon.
 
Puisque de vous seules,
Braises de satin,
Le Devoir s’exhale
Sans qu’on dise : enfin.
 
Là pas d’espérance,
Nul orietur.
Science avec patience,
Le supplice est sûr.
 
Elle est retrouvée.
Quoi ? — L’éternité.
C’est la mer allée
Avec le soleil.         
Mai 1872


Version 2
Reproduit d’après la version publiée dans 
La Vogue (1886), d’après un autographe aujourd’hui perdu de vue.
 
   
 Éternité
Elle est retrouvée.
Quoi ? L’éternité.
C’est la mer allée
Avec le soleil.
 
Âme sentinelle,
Murmurons l’aveu
De la nuit si nulle
Et du jour en feu.
 
Des humains suffrages,
Des communs élans,
Donc tu te dégages :
Tu voles selon…
 
Jamais l’espérance,
Pas d’orietur,
Science avec patience…
Le supplice est sûr.

De votre ardeur seule
Braises de satin,
Le Devoir s’exhale
Sans qu’on dise : enfin.
 
Elle est retrouvée.
Quoi ? L’éternité.
C’est la mer allée
Avec le soleil. 
Version 3
Manuscrit inconnu. Reproduit d’après l’édition originale de la Saison (1873).
 




Elle est retrouvée !
Quoi ? l’éternité.
C’est la mer mêlée
     Au soleil.

Mon âme éternelle,
Observe ton vœu
Malgré la nuit seule
Et le jour en feu.

Donc tu te dégages
Des humains suffrages,
Des communs élans !
Tu voles selon…

— Jamais l’espérance.
     Pas d’orietur.
Science et patience,
Le supplice est sûr.

Plus de lendemain,
Braises de satin,
     Votre ardeur
     Est le devoir.

Elle est retrouvée !
— Quoi ? — l’Éternité.
C’est la mer mêlée
     Au soleil.

Et j’ai vu quelquefois ce que l’homme a cru voir, Arthur Rimbaud, le Bateau ivre, 1871