S’il existe un jour particulièrement symbolique dans l’histoire moderne de la France, c’est bien celui du 18 juin marqué depuis 1940 par la célébration annuelle officielle au mont Valérien de l’appel du même jour par le général de Gaulle à Londres et l’obligation depuis 1815 de faire preuve ce même jour d’un grand flegmatisme envers nos amis Anglais qui chaque année se ridiculisent en enfantillages, rejouant la bataille de Waterloo sur les lieux mêmes du drame où des milliers de soldats sont tombés, ce qui est un manque total de respect pour toutes les victimes de cette journée dramatique.
Carte de la bataille de Waterloo (en rouge les positions anglaises tenues par Wellington, en bleu les Français, en gris les Prussiens de Blücher)
Et puis ces malheureux anglais oublient un peu rapidement que la liste de leurs victoires se limite à deux ou trois batailles navales comme Aboukir ou Trafalgar ainsi que deux ou trois victoires terrestres comme Vittoria ou Waterloo, rien qui ne puisse faire oublier l’écho éternel de la gloire des dizaines de victoires de l’Ogre, pour reprendre le surnom donné par les cours européennes à l’homme qui a le plus changé le destin de l’Europe depuis la chute de l’empire romain. Et ce n’est pas Wellington qui est étudié dans les écoles de Guerre, mais bien Napoléon Bonaparte qui de 1795 à 1815, renversa tout sur son passage. D’ailleurs, s’il ne reste qu’un bon mot de cette bataille et de tout ce sang versé en une journée de combats acharnés, on le doit à Cambronne même si la cannonade n’assure pas l’exactitude des propos : il n’y avait alors personne pour tweeter !
Les Ecossais s’amusent : il ne pleut pas, il n’y a pas plus de boue que de boulets, pas même une éraflure à un genou pour que le sang coule au moins un peu là où des milliers de soldats sont morts éventrés où la tête trouée par une balle. It’s very shocking and ridiculous !
Pour en revenir au 18 juin, beaucoup plus intéressant est de comparer les destins des deux grands hommes dont le nom est associé pour toujours à ce jour, De Gaulle et Napoléon. Tout est surprenant dans cette comparaison entre les deux généraux.
Churchill et de Gaulle
Tout d’abord l’âge. De Gaulle est dans sa cinquantième année le 18 juin 1940, Napoléon approche quarante-six ans. Cependant, s’ils ont à peu près le même âge, l’un, le plus jeune, termine sa vie politique et militaire par un désastre après avoir été au fait du pouvoir depuis 17 ans, tandis que l’autre la commence par un appel, de l’étranger, à la résistance qui est d’abord une rupture avec les autorités de son pays ayant reconnu la défaite : ce 18 juin, tout commence pour de Gaulle là où tout s’achève pour Napoléon.
Cette photo ne date pas du 18 juin 1940. L’intervention radiophonique ayant été improvisée, il n’y eut personne pour prendre un cliché. La scène sera reconstituée quelques jours plus tard.
On ne peut imaginer carrière militaire aussi différente pour les deux hommes. Depuis le siège de Toulon à l’automne 1793, l’artilleur Bonaparte n’a cessé de commander sur les champs de bataille, entraînant dans sa gloire de jeunes officiers futurs maréchaux d’empire comme Murat, Lannes, Berthier et bien d’autres. En revanche, c’est dans les tranchées de l’effroyable boucherie de 14-18 que de Gaulle découvre la guerre, s’y enlise, est fait prisonnier, s’évade, poursuivant plus tard en Pologne ou en Syrie son apprentissage sur le terrain avant de se faire connaître par ses travaux théoriques à l’école de guerre. Commence Alors une nouvelle guerre de tranchée avec les vieilles gloires de 14-18 de l’état-major vieillissant, qui conduiront le pays au désastre de 1940, tandis que dans le même temps, l’état-major allemand s’intéresse de près aux réfléxions publiées du colonel de Gaulle : alors que Napoléon s’emballe sur les champs de bataille, de Gaulle ronge son frein. Autre différence notable, les Anglais combattent la France en permanence depuis 1792, et Bonaparte déjà au siège de Toulon est confronté à la flotte anglaise, devant s’en méfier lors de son périple en Egypte ; il cherchera à envahir l’ennemi héréditaire lors des préparatifs du camp de Boulogne en 1805, qui servira en définitive à forger la Grande armée destinée, dix ans de suite, à affronter les coalitions successives de trônes européens maintenus en survie par la perfide Albion qui n’a de cesse d’affaiblir la France. Cent-vingt-cinq ans plus tard, la situation est totalement inverse : la France préparée militairement à la guerre d’usure a ignoré les avertissements de De Gaulle sur les dangers du Blietzkrieg, les chars d’assaut et l’aviation allemandes mettant à genou le pays en un mois ; et c’est Churchill à la recherche d’alliés pour poursuivre le combat qui va repérer au milieu des mines défaites, le regard décidé du Connétable, prêt à se battre jusqu’au bout ; convaincu du caractère éminent de ce soldat, il l’incite à rejoindre Londres et l’aide à constituer le noyau militaire, politique et administratif de la France libre, l’autorisant sans tarder à lancer l’appel, ayant parfaitement compris qu’uil n’y avait plus rien à attendre du gouvernement défaitiste qui a demandé l’armistice. Cette France libre devient alors l’allié de l’Angleterre jusqu’au 8 mai 1945, retrouvantalors son rang de grande puissance avec le soutien permanent de l’Angleterre aussi obstinée à appuyer la France éternelle du général de Gaulle qu’elle avait été décidée antérieurement à combattre jusqu’au bout l’empire de Napoléon 1er.
De la Guerre, le traité sur la guerre écrit par le général Carl von Clausewitz en 1832
Dernière grande différence, si Napoléon a trop aimé la guerre comme il le reconnaîtra lui-même à Sainte-Hélène, ce n’est pas le cas de De Gaulle, non pas qu’il la redoute pour l’avoir subi dans les tranchées, mais parce qu’il a lu Clausewitz : celui-ci l’a convaincu que la guerre n’est que la poursuite de la politique par d’autres moyens, Clausewitz ayant abouti à cette conclusion en ayant minutieusement étudié les batailles du génie de la guerre qu’est Napoléon Ier. Il est vrai aussi, s’agissant de l’époque gaullienne, que les temps ont changé depuis Hiroshima et que les guerres totales menées depuis la Révolution jusqu’à la Seconde guerre mondiale ont laissé alors le champ aux guerres limitées du fait du risque de l’annéantissement réciproque par le feu nucléaire.
La ville d’Hiroshima, annéanti par une seule bombe le 6 août 1945. Depuis lors, la destruction totale de l’humanité provoquée par les seuls agissements de l’homme n’est plus une perspective théorique mais une réalité lancinante.
Car les buts sont différents. Napoléon provoque la guerre pour conquérir et transformer le monde à sa guise, tandis que De Gaulle transforme le monde pour éviter les conflits. Ce dernier accepte la décolonisation de l’Afrique hors le schéma initial de constituer une communauté des pays ayant en commun la langue française ; il engage et accélère le processus d’indépendance de l’Algérie pour arrêter une guerre sans fin ; il noue le dialogue avec l’URSS et la Chine communistes ; il appuie la démarche des pays non alignés ; mais il ne lâche pas ses alliés, venant en appui aux Etats-Unis dans la crise des missiles de Cuba en octobre 1962, car il sait pertinnement depuis 1940 que la France ne peut être libre et grande que dans un environnement démocratique.
Présentation par l’ambassadeur américain Stevenson au conseil de sécurité de l’ONU de photographies prouvant la présence de missiles soviétiques à Cuba en octobre 1962
Si tout semble ainsi les différencier, pourtant il existe des points de rapprochement qui sautent aux yeux. Tout deux sont des hommes d’Etat, même si leur formation est militaire à la base. Car un pays fort doit être d’abord un pays bien administré pour permettre une allocation optimale des moyens consacrés à la puissance militaire ou diplomatique. Tant Napoléon que de Gaulle sont des grands réformateurs. L’un invente l’Etat moderne, créé de nouvelles institutions destinées à assurer la continuité de l’Etat comme le Conseil d’Etat ou la Cour des comptes, ayant aussi le souci de l’instruction avec la création des lycées ; l’autre restaure l’autorité de l’Etat une première fois en 1944-1945 puis une seconde fois en 1958 avec la fondation de la cinquième République ; et si ces institutions traversent le temps depuis lors, enregistrant cependant d’importantes adaptations, c’est qu’elles permettent de gouverner par tous temps comme le prouve les périodes de cohabitation ou plus récemment, l’emploi controversé du fameux article 49-3 qui existe bel et bien pour être utilisé, tout comme l’article 16 doit permettre de maintenir l’autorité de l’Etat en période de crise grave.
Le Lycée Bonaparte, devenu Lycée Condorcet à Paris
Le sens de la communication est aussi un point commun aux deux hommes du 18 juin : Napoléon invente la propagande à grande échelle avec le bulletin de la Grande armée publié au Moniteur universel et diffusé dà l’intention de tout le corps social de la nation pour chanter les louanges du nouvel Alexandre ; car les conquêtes inquiètent humainement et financièrement. Plus tard, exilé au milieu de l’Atlantique, il renoue avec l’art de la communication en créant pour les temps futurs sa propre légende dictée à Las Cases : ce sera le Mémorial de Sainte-Hélène que Stendhal évoque dans Le Rouge et le Noir à travers le personnage de Julien Sorel lisant avidemment tout ce qui se rapporte à l’Empereur. De son côté, nul plus que de Gaulle ne peut personnifier le génie de la communication. L’homme du 18 juin est d’abord une voix, celle de quatre années de guerre, une voix portée à la radio ; de retour au pouvoir en 1958, il adapte sa communication au nouveau média que constitue la télévision, se préoccupant alors autant des ondes que de l’image. L’organisation des fameuses conférence de presse obéit à un rituel où autant la voix que la sihouette sont sollicitées pour porter la bonne parole au peuple, le général président n’hésitant pas à porter l’habit militaire lors des crises ou le costume civil dans les périodes plus calmes. De même, de Gaulle se préoccupe aussi de sa légende en écrivant ses Mémoires de guerre pendant la traversée du désert puis les Mémoires d’espoir après avoir quitté le pouvoir. Le mémorial de Sainte-Hélène, du comte Emmanuel de Las cases, éditions Jean de Bonnot Ce que les deux hommes ont probablement le plus en commun toutefois, c’est leur attachement viscéral à la Grandeur de la France. Tous deux viennent au pouvoir à l’occasion d’une crise politique résultant d’une absence de leadership que ce soit pendant le Directoire en 1798 ou lors de l’effondrement total de l’Etat en 1940. Les deux hommes se préoccupent aussi de l’avenir de la France en réformant les universités et la recherche, de Gaulle veillant tout particulièrement à financer les industries d’avenir que sont l’aéronautique, le spatial ou le nucléaire, tandis que Bonaparte n’oublie pas d’associer les scientifiques à l’expédition d’Egypte, permettant à Champollion de percer le secret des hieroglyphes.
Présentation par Volta de la pile électrique au Consul Bonaparte
Non seulement les deux hommes ont un goût immodéré pour le pouvoir, mais ils finissent chacun par s’identifier totalement à la nation française, pour le meilleur et pour le pire. La République révolutionnaire devient l’empire français ou plutôt l’empire de Napoléon et de sa famille à qui l’Empereur octroie comme hochet le sceptre des trônes des royaumes conquis, comportement infantile qui aboutira à provoquer inutilement la guerre d’Espagne, première du genre à prendre la forme d’une guérilla. De son côté, le gaullisme d’adhésion d’une nation toute entière à la Libération en 1944, se transforme en gaullisme politique constitué en parti, RPF, puis UNR puis UDR qui n’est pas sans engendrer un sectarisme élitaire à l’origine d’un rejet massif de la jeunesse étudiante dont le mouvement de contestation pourra facilement s’étendre en mai 1968 aux ouvriers et employés oubliés, lassés d’un pouvoir trop attaché au prestige.
Passage en revue des troupes de la France Libre par le général de Gaulle le 14 juillet 1940 à Londres. Le 7 août 1940, Churchill signe l’accord préparé par René Cassin reconnaissant la France libre comme seule organisation qualifiée por représenter la France en guerre, « charte » véritablement constitutive du mouvement.
Et pour en revenir aux deux 18 juin, le plus récent, celui de 1940, est l’histoire d’un homme seul qui commence sa carrière politique et qui va rallier des hommes alors dispersés pour constituer la France libre, cette épopée héroïque des Français libres destinée à combattre un génie du mal absolu ayant inventé le nazisme ; l’autre, le plus ancien, celui de 1815, marque la fin de l’épopée héroïque des Grognards de la grande Armée dont les bataillons disloqués s’éparpillent alors sur les routes des Flandres en une douloureuse et silencieuse retraite tandis que leur idole qui les avaient menés jusqu’à Moscou, cingle vers le rocher de Sainte-Hélène, génie militaire désormais solitaire, qui après avoir fait trembler toute l’Europe pendant vingt ans, n’attend plus, reclus et perclus sous bonne garde anglaise, que la mort ne vienne enfin le délivrer.
Bataille de Ligny, 16 juin 1815, ultime vicoire de Napoléon 1er
Rien , en définitive, n’est plus dissemblable que le 18 juin 1815 et le 18 juin 1940, non parce Waterloo est une défaite et l’appel de Londres une espérance, mais du fait que la bataille du 18 juin voulue par Napoléon dans l’espoir de vaincre Wellington comme l’avant-veille il avait battu à Ligny l’armée prussienne du maréchal Blûcher, n’était tout simplement que la reprise de combats d’autant plus inutiles que perdus d’avance depuis que les nations européennes s’étaient liguées depuis la bataille de Leipzig en octobre 1813 pour vaincre la France.Et Napoléon, pas plus que les autres dictateurs, ne peut échapper à l’observation que le pouvoir absolu corrompt tout et détruit tout.
Le général de Gaulle le 16 juin 1944 à Bayeux, première ville libérée du joug nazi