Réchauffement au Guignolet d’Anjou en compagnie du Roi René

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Avec les beaux jours, Lô dit l’Auteur virtuel, prenait ses quartiers de printemps à Dieppe ou Barfleur aux années bissextiles. L’hivernage ainsi que la rédaction d’articles à la bougie pour occuper les longues nuits dans une pirogue verglacée où il n’était pas question de s’endormir, s’achevait. Et le guignolet sur lequel il comptait, sentait bon, hissez haut. Lô le matelot aimait prendre la route dans le brouillard, quittant lorsqu’il était à Barfleur, le port d’attache de ses ancêtres vikings en espérant franchir la mauvaise passe pour ne pas être rejeté sur la côte comme la Blanche-Nef qui avait fait naufrage le 25 novembre 1120, provoquant la noyade de  toute la jeunesse de l’aristocratie normande qui dominait alors l’Europe de l’Ecosse à la Sicile.

Amateur d’histoires de piraterie de la Caraïbe qu’il songeait à conter un jour, lui-même corsaire dans l’âme, il ne comptait pas sur un système de navigation par satellite pour être suivi par sillage numérique, il naviguait à la boussole, au sextant et à la lanterne scintillante des étoiles, s’en remettant à la connaissance des courants et des vents pour longer les côtes, bifurquer vers les mers et traverser les océans en savourant le concert des cormorans donné en toute intimité dans le sillage de la proue.

Ce qui signifiait qu’ayant quitté son port d’attache, il allait faire relâche dans une crique ou une anse, franchir quelques détroits et passages, et donc ne plus donner de nouvelles régulières pendant les semaines à venir, se nourrissant de sardines ou maquereaux en boîte, de pavés de saumon fluorisés, de daurades en croquette et de merlus décongelés. La pêche était toujours bonne à la conserverie du port.

Pour que l’exploit soit plus remarquable encore, il n’hésitait pas à jeter la voile par-dessus-bord en même temps qu’un bon paquet de mots inutiles.  Et alors, seul maître de son destin, Lô tenait la barre, ramait aussi et devisait avec les nuages du ciel sur ce que la littérature apportait assurément, un bon paquet d’eau de mer salée à la figure par temps agité.

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Il n’était pas pour autant exclu que parfois, le marin opiniâtre, s’arrêtât dans les ports pour y reconstituer des réserves en eau potable, s’approvisionner en biscuits secs, harengs que l’on essore et sardines que l’on ressort, sans oublier un détour dans les tavernes comme celle du Borgnefesse à Saint Malo, pour chanter avec les ribaudes et les manants quelques chansons paillardes nostalgiques où il était question de cou et de nouilles fraîches et secouées en salaison, car le marin aimait se vanter en plongeant une tête recuite dans le rhum éventé quand ce n’était pas avec le guignolet du Roi René. Coquins, requins et taquins étaient au taquet. 

Si d’aventure, la péripétie de s’enrhumer lui arrivait avec quelques papesses ou péripatéticiennes pas terribles, il se pouvait alors qu’il adressât à ses lecteurs désespérés quelques nouvelles sous forme de billets d’humeur alcoolisée, chroniques irrégulières ou articles dissipés, sans jamais s’engager sur quoique ce soit, par le simple fait d’une volonté héroïque à l’approche de quelques fillettes gouleyantes coulées en douce, roucoulant en gorge. 

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Comme il l’avait déjà annoncé lors de son dernier séminaire tenu avec les mouettes et les goeländs venus en bans rapprochés auprès de la fragile coque qui lui tenait lieu de refuge sur mer, Lô toujours dit l’Auteur virtuel, avait écrit un certain nombre de chroniques composées de mots se bousculant à l’écluse des Caractères et au barrage des Espaces, depuis le lancement du site des Lettres d’ivoire pour y voir  n’y pas voir, un 3 janvier 2015, de quoi publier des livres en rafales de vente, non comptées les photographies en amuse-gueules. Et alors que chaque année  à la foire livresque où se livrait une bataille générale d’égotistes perdue d’avance par tous, aussi sûrement qu’en son temps un roi absolument accroché à ses certitudes se retrouva la tête coupée, il était temps pour Lô de passer aux choses sérieuses, d’organiser le site de façon efficace, de se débarrasser de toutes ces notions encombrantes que sont les mots livres, revues, périodiques, hebdomadaires, mensuels, encyclopédies pour passer à la seule possible Issue, au sens anglais du terme, qui était celle de la publication en circonstances numériques : publier quand l’auteur veut, comme il veut et surtout comme il peut, selon son humeur et ses pérégrinations, sans une seule obligation envers un éditeur ou le public, se consacrant uniquement à son œuvre qui est tout en un, tout et son contraire. 

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En fait, Lô n’avait pas trop anticipé l’idée de se retrouver avec des lecteurs, même si peu à l’échelle numérique, avec cette obligation chronophage de prêter l’attention qu’on leur devait: respect et dignité obligeant à répondre. Il ne s’attendait pas à avoir des lecteurs encore moins des lecteurs réguliers, ce qui vous l’avouerez est autant curieux que bizarre de la part d’un auteur même virtuel, censé se réjouir d’avoir des lecteurs. Le temps des lettres à adresser par diligence avait ses avantages. 

manuscrit de La Chartreuse de Parme, un élément capital pour la compréhension de l'œuvre de Stendhal, devient accessible à la recherche.

Les références livresques de Lô étaient tout aussi étranges à l’ère de l’internet.  Adolescent il avait lu par obligation scolaire, en Première, La Chartreuse de Parme de  Stendhal  qui lui valut une note médiocre à l’oral du baccalauréat de français, alors que la lecture du livre l’avait enchantée en portée, au point de relire le roman une deuxième puis une troisième fois, quelques années plus tard. Mais lors d’une nouvelle recherche d’enchantement, dix ans après, il constata, non sans tristesse, qu’il avait perdu le goût d’un livre qui, désormais, le chavirait d’ennui.  

Stendhal - La chartreuse de Parme

Cependant, deux anecdotes placées en introduction du livre n’avaient jamais cessé le poursuivre.

  • La première était que Stendhal avait écrit ce roman en moins de quatre-vingts jours, une durée qui plus tard fut rendue célèbre par un autre auteur, jules Verne, pour faire le tour du monde à ses personnages. Comment pouvait-on écrire un livre en quatre-vingts  jours? Cette question lancinante, longtemps obséda Lô, trouvant sa résolution lorsque l’Auteur virtuel enleva en moins de quatre-vingts jours un roman de même volume sans être de même facture, une sorte de performance intellectuelle et physique qui n’était pas sans susciter une immense satisfaction toute personnelle, comme conquérir un bâton de maréchal entre deux batailles de mots.

13) La Chartreuse de Parme, Stendhal, 1839

  • La seconde anecdote était relative au nombre de lecteurs de la Chartreuse de Parme du vivant de Stendhal, à peine trois mille qui furent le tirage du roman. C’était peu, fort peu comparé aux tirages actuels des best-sellers, sans même évoquer les chiffres astronomiques recueillis par les délires verbaux et vidéos des réseaux sociaux. Il était évidemment difficile de comparer d’une époque l’autre, la France comptait alors quarante millions d’habitants qui ne savaient pas tous lire, le prix des livres était fort élevé, le nombre de titres et les tirages faibles, on lisait surtout les romans en feuilleton dans les journaux, qui amenaient gloire et fortune. Mais les chiffres absolus gardent leur valeur. Et donc, le jour où le site des Lettres d’ivoire avait franchi le seuil des trois mille visiteurs uniques, la barre symbolique d’une vie d’écriture avait été atteinte du point de vue de l’auteur virtuel, ce qui, vous l’avouerez, est totalement ridicule.  On ne put exclure que ce jour-là, il envisagea de fermer le site pour se retirer à la campagne et se livrer à la méditation transcendantale en s’échauffant au Guignolet, pour se réchauffer jusqu’à plus soif, au souvenir lointain de la dernière heure de cours passée le samedi matin à la taverne, guignolet au poing du Guignol’s Band composé de ses meilleurs amis de lycée à la conquête de la vie pleine de promesses à tenir. Promesse tenue cinquante ans plus tard. Fermez le ban de poissons, filets craqués.

Guignolet d'Angers: natural aperitif produced according to traditional manufacturing methods : maceration into alcohol of “Griottes Montmorency” cherries and darker and sweeter cherries.

  • Il y eut mieux encore: un crash d’hélicoptère et un dicton de grand-mère plus tard, Va où tu veux, meurs où tu vas, avait conduit l’auteur virtuel à aborder la question du destin, à travers un article comparatif sur deux aviatrices allemandes d’une part, et un autre plus obscur sur des citations littéraires empruntées aux plus grands auteurs d’autre part, d’où il ressortait que notre destin était écrit au ciel, ou peut-être, dans les nuages, voire seulement à l’extrême limite de la ligne d’horizon, allez savoir, la réponse n’était pas plus claire que la question, d’autant qu’il est nécessaire d’ attendre le dernier soupir pour être certain de la réponse rendue difficile à exprimer, vu que nous ne serions plus là pour pouvoir en faire part, tout cela était un peu ennuyeux, cette histoire de destinée, on sentait un embarras confus chez l’Auteur virtuel à jouer les hockeyeurs. Et pourtant, cette chronique connut un succès d’estime qui laissa plus que songeur Lô, même si les mouettes riaient sous cape.

from le cataloge de la mode africaine

C’est pourquoi, après avoir écrit un peu n’importe quoi et avoir annoncé monts, merveilles et miracles réduits à peau de chagrin, Lô ayant renoncé au pénible sabordage de son maigre talent, décida, l’âge canonique  approchant, de prendre le large et de se consacrer ses forces à la publication en circonstances numériques, ultime Voyage aux Sources du monde.

C’était sans compter sur une situation inattendue: le vendredi 18 août 2024, peu avant vingt-trois heures, là même où l’équipe de Meurtres au Paradis avait pris l’habitude de tourner depuis dix ans les épisodes d’une série policière de renommée mondiale, un individu en cagoule de carnaval, tel un cavaliero surgi dans la nuit, pointa sur la tempe de l’auteur virtuel, le calibre 45 ACP d’un pistolet SPRINGFIELD  Armory 1911, modèle Ronin à la carcasse en acier inoxydable et l’esthétique raffinée, dont le coefficient balistique autorisait une vitesse sonique de 380 mètres par seconde alors que s’endormait à proximité, un moustique tigre se déplaçant à la vitesse de 2,4 centimètres par seconde. Ennuyeux.

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Port de pêche de Dieppe, à l’automne 2023