
Cette chronique publiée pour la première fois le 19 janvier 2019, reste d’actualité et pour longtemps. La cécité des autoproclamées élites françaises confrontées à la folie des masses, nous mène au désastre aussi sûrement que le bourreau au gibet.
Rameuter l’écrivain allemand Hermann Broch pour évoquer les gilets jaunes ou foulards rouges à l’heure du grand débat ou lors d’élections sans lendemain pour les masses appauvries, au premier abord c’est un peu comme évoquer une girouette perdant son temps en tournant sur un rond-point ou défilant sur les grandes avenues parisiennes pour ne bientôt plus croiser que des manifestants éborgnés tirés comme des pigeons, dont les slogans se perdent dans la cacophonie des grenades explosives. Il leur est alors permis de s’égarer quand arrive le temps des alouettes plumées.
Heureusement, l’oeuvre d’Hermann Broch se présente alors pour nous illuminer lorsque le crépuscule tombe.
Gouvernants, Gilets jaunes, bérets rouges et autres cagoulards noirs devraient en effet commencer par méditer cette phrase de Broch qui éclaire le titre de son roman Les Irresponsables : « L’homme dans l’état crépusculaire est prêt avant tout à s’incorporer dans la masse, dans la mesure où le sentiment de solitude totale le fait chercher des valeurs irrationnelles, telles quelles lui sont données par le sentiment de lien à la masse. »

Cette phrase un peu énigmatique résulte d’une autre interrogation de Broch, qui ne taraude plus guère les Occidentaux : l’origine de l’humain, l’obligation de se préoccuper des questions fondamentales de l’éthique : En vérité une menace pèse sur nous, sur notre génération précisément, la menace que l’homme écarté de Dieu, s’enfonce dans l’animalité ou plus bas encore, car l’animalité n’a jamais eu de moi à perdre. Notre indifférence n’indique-t-elle pas déjà le commencement de notre chute dans l’animalité ?

Le roman d’Hermann Broch Les Irresponsables, tout comme son précédent roman phare, Les Somnambules, soulève la question de la responsabilité personnelle de chaque individu, alors que la perte d’humanité résulte de l’individualisme s’élevant jusqu’à l’indifférence dans le comportement social , engendrant une perte irrémédiable des valeurs. Et c’est ainsi que la conscience humaine sombre dans une somnolence animale, presque végétative, un état crépusculaire confortable qui l’éloigne de sa responsabilité sociale, de son devoir humain de connaissance et de son devoir éthique, au point que cette conscience diminuée conduit l’homme à sacrifier son humanité, son identité individuelle au profit de celle de la masse appelée alors à triompher.

Et Broch de conclure : Si l’on veut s’en faire une idée [des mouvements issus de la psychologie des masses], il faut interroger l’âme individuelle, il faut lui demander pourquoi et de quelle manière elle se laisse prendre par cet épisode incompréhensible auquel nous donnons le nom de comportement psychique de la masse […] seule l’âme individuelle, qui est la proie de ce genre de pulsions incompréhensibles, a la capacité de nous donner des indications à ce sujet.

Avant de se perdre irrémédiablement dans le prétendu romantisme révolutionnaire ou dans les statistiques vides de sens balancées hors de propos dans de vains débats, nous autres Français devrions plus souvent méditer quelques auteurs de langue germanique qui, pour avoir été confrontés à la brutalité bestiale de l’idéologie de masse du nazisme, n’ont pas pour autant renoncé, malgré les dangers, en tant qu’écrivain à leur responsabilité sociale et éthique. Il faut plus particulièrement lire ce quatuor d’humanité formé de Robert Musil, Elias Canetti, Thomas Mann et Hermann Broch. Ils furent parmi les auteurs préférés de ma jeunesse avec ceux revenus de sous les décombres, d’entre les tombes du Goulag ou de la Shoah.
Méfions-nous de se laisser prendre au kitsch de « l’épisode incompréhensible » des Gilets jaunes et autres scènes de violence de rue, qui entretient la confusion sur les réseaux sociaux bien obscurs, et suscite querelles et divisions lorsque la politique s’empare des codes frustres de la « téléréalité » qui a inventé le « dégagisme » à la fin de chaque épisode hebdomadaire. Rappelons que notre « âme individuelle » se nourrit uniquement de Vérité, l’origine de l’Humain.

C’est pour cela que celui qui affirme : « Le monde se fracture, de nouveaux désordres apparaissent et l’Europe bascule presque partout vers les extrêmes et, à nouveau, cède au nationalisme. Ceux qui ne voient pas ce qui est en train de se passer partout autour de nous décident implicitement d’être les somnambules du monde qui va », et bien, non seulement il n’a pas tort mais a grandement raison. Car si les somnambules marchent, les irresponsables aussi, qui eux n’hésitent pas à se lever en masse, à l’heure du coucou.
On doit aussi à H. Broch un autre livre admirable, « La mort de Virgile« . Pour écrire un tel livre, il faut forcément qu’ à un moment ou à un autre, Dieu s’invite.

Il n’existe pas d’auteur sans éditeur. Ici Martin Flinker