Braquage au paradis

Le 18 août 2023, à 22 heures 45, je quittais, seul, la place située entre la médiathèque et l’arrière-cour de la mairie de Sainte-Rose où se tenait un festival de Gwo Ka constitué de chants et danses traditionnels accompagnés de tambours. J’y laissais ici, femme et petits-enfants, nièces, alliés, amis et inconnus pour m’en retourner vers la maison familiale située à quelques pas de la mairie; et ainsi rejoindre mes enfants venus de métropole pour les vacances d’été, qui gîtaient à Ferry distant de vingt-deux kilomètres, une section rattachée au bourg de Deshaies la Sublime.

Je suis passé devant le poste de police municipale implanté sur la place de la mairie qui est une oeuvre admirable du grand architecte Ali Georges Tur, entreprise dans la douleur entre 1929 et 1937. Donnant aux villes des îles de la Guadeloupe une unité de façade reconnaissable entre toutes, ce dernier assura à lui seul la reconstruction d’une centaine de bâtiments publics après le cyclone dévastateur du 12 septembre 1928.

Le déchaînement du ciel fut suivi sans tambour ni conque opportuns, d’un raz de marée et d’un tremblement de terre à la Pointe-à-Pitre et ses faubourgs, qui transformèrent la ville coloniale quadrillée en un immense amas de pierres, de briques et de bois décimés au point qu’un nouveau chemin nommé rue cyclone fut prestement dégagé pour amener au cimetière les corps sans vie retrouvés dans les décombres, sachant que le plus grand nombre des victimes avaient été dans la catastrophe, englouties pour disparaître à jamais dans l’océan en fureur: jusqu’aux îlets du petit-cul-de-sac furent submergés par quatre mètres d’eau, et sur la centaine d’habitants qu’ils comptaient, seule une trentaine furent sauvés par deux gabarres du port de Pointe-à-Pitre qui dérivèrent jusqu’à elles.

Il est des désastres qui relativisent les coups du sort et les circonstances hasardeuses soumises au gré de l’obstination du hasard.

Laissant la signature d’Ali Tur au fronton métamorphosé de l’édifice de l’édilité, J’ai pris à droite la rue dite du bourg, la descendant pour le moins une millième fois tout en tranquillité de jour comme de nuit en direction de la voiture garée devant la maison familiale, longeant en fin de promenade un terrain vague où depuis le cyclone Hugo du 15 septembre 1989, il est attendu des pouvoirs publics une construction hachlaimante, forcément formidable sur papier bureaucrate délaissé en souvenir pliable et périssable insultant l’avenir si éloigné de l’esprit perpétué par Apollinaire, Mon île au loin ma Désirade.

Arrivé devant la maison, j’ai songé à y rentrer avant de me rappeler qu’il n’y avait plus personne, tout le monde ayant décidé une heure plus tôt de se rendre aux chorégraphies qui ouvraient en ce vendredi nocturne les festivités annuelles de la commune bien nommée en l’honneur de Sainte Rose de Lima. J’ai donc ouvert les portes de la voiture pour m’installer à la place du conducteur. Mais alors que je m’asseyais et allais fermer la porte, un pied invisible surgi du caniveau en a bloqué la fermeture, en même temps comme dirait notre Président, qu’une tête cagoulée apparaissait avec brutalité à la hauteur de mon visage pâle, ainsi qu’une arme à feu par la même occasion, droit pointée sur ma tempe gauche.

Sur le moment, dans cette rue fort mal éclairée depuis la nuit des temps amérindiens, je crus à une mauvaise plaisanterie de l’un de mes neveux farceur et facétieux muni d’une arme factice drôlesque. Mais la cagoule anthracite de skieur des volcans laissa apparaître l’entier visage noir perlant de sueur d’un braqueur adolescent, surmonté de cheveux bouclés, ce qui m’avait fait illico presto penser au film Pour cent briques, t’as plus rien, avec Daniel Auteuil et Gérard Jugnot en fanfarons de la débrouillardise investissant ainsi déguisés au milieu des années 70, une banque de quartier ronronnant en nouveaux francs et centimes d’autrefois.

Songeant à me lever pour laisser la place, je n’en eus pas le temps: côté passager avant, un main toquait fortement sur la vitre après avoir tenté d’ouvrir la porte. C’était un second jeune cagoulard de carnaval qui cherchait à pénétrer dans l’habitacle et qui renouvela les tambourinades du côté de la porte arrière droite pour s’en revenir à la fenêtre de la place du mort, où il demeura pour surveiller d’un air benoît lové à la lune, la scène du casse du siècle.

Entre-temps, pistolet toujours pointé sur la tempe, le braqueur avait refusé les clefs de voiture que je lui tendais, comprenant sur l’instant un peu bêtement qu’il ne voulait pas voler le seul bien ayant une valeur réelle, mais de la monnaie scripturale, sonnante et trébuchante comme un air d’opéra. Il me repoussa sur le siège alors que je tentais de me lever, disant en toute sobriété théâtrale : de l’argent, de l’argent. je pris alors très lentement l’étui à lunette proche du passage des vitesses, qui me servait de porte-monnaie depuis que je l’avais égaré Dieu seul ne sait où. J’appuyai sur les côtés souples de l’ouverture et en retirai doucement des pièces d’un et deux euros que je laissais tomber comme de l’eau qui coule au goutte-à-goutte, dans sa main gauche tendue, la main droite tenant toujours fermement le pistolet à hauteur temporale, le pied droite au plancher continuant de bloquer vigoureusement la porte entrouverte.

Le braqueur s’impatienta. D’un ton sec, il me dit alors empressé : des billets, des billets, seconde et dernière tirade du monologue joué en cette avant-heure solennelle, dans la pénombre noctambule d’une nuit attendant le passage proche d’une farouche dépression tropicale. Je pris alors mon porte-carte servant de portefeuille situé dans la pochette de la chemise, placée à hauteur du coeur, le tenant de sorte de ne pas lui montrer les attrayantes cartes bancaires qui auraient pu le faire sursauter de bonne humeur.

Par chance, il y avait cinquante euros, un billet de dix et deux de vingt. Je pris en premier, avec la pincette des doigts, le billet de dix euros et lui tendis vers sa main libre, étonné une nouvelle fois qu’il ne saisit point le porte-carte comme il aurait pu aussi le faire avec le boîtier à lunette. Je retirai alors un nouveau billet de vingt euros, tout aussi lentement pour éviter toute fatale incompréhension gestuelle : le canon carré du pistolet flirtait comme les moustaches d’un caporal avec le temporal au point que j’aurai pu saisir l’arme en hissant l’avant-bras gauche.

Il ne restait plus qu’un seul billet de vingt euros à extraire et à donner au braqueur du vendredi, la situation se compliquait sérieusement. Le premier agresseur n’avait pas voulu les clefs tendues de la voiture mais le second avait souhaité pénétrer dans l’habitacle, siège avant puis banquette arrière, empêché par le système de centralisation d’ouverture extérieure des portes dont j’ignorais l’existence. Les échanges avaient été limités à moi, Comte, deux mots d’argent dur et billets doux. Que m’importe. Ils étaient armés et il eut été étonnant qu’ils en restent là, à soutirer soixante euros max, alors que personne ne passait dans la rue et que tout était calme : le Gwo Ka avait attiré la foule comme un aimant la foudre. C’est alors que mon cerveau est entré en ébullition.

Arrivée d’une dépression tropicale à la pointe Morphy, commune de Deshaies, le 17 août 2023

On n ‘imagine pas la puissance des neurones quand ils se mettent en marche et s’emportent à toute vapeur d’éternité proche. Les études neurologiques montrent qu’on utilise fort peu toutes les capacités du cerveau en temps habituel. Elles somnolent telles l’ours penaud des cavernes en plein hiver, se réveillant tour à tour selon les besoins vitaux, pilotés par l’éveil des cinq sens et diverses fonctionnalités comme la mémoire, l’arithmétique et la logique, à notre seul désir.

L’emballement d’un étalon au galop ou le surgissement d’une panthère noire toutes griffes dehors sont de faibles comparaisons tirées du règne animal. Voitures, trains, avions,superbes fusées et missiles hypersoniques à la recherche de la vitesse de la lumière, ne suffisent pas plus à mesurer la capacité des neurones à fonctionner au milieu de l’écume des mers, bornes terrestres et frontières célestes, sans passé ni avenir, dans l’unique et vaste étendue du présent qui échappe à toujours. C’est la mort qui s’annonce imminente, artificier minutieux d’une disparition assurée. L’expérience ne vaut pas d’être vécue alors que les portes de la nuit éternelle s’ouvrent sans horloge ni lumière. L’éclair de la vie humaine s’éteint promptement, une dernière pensée clignote tandis que la silhouette évanescente d’enfants fantomatiques, s’enfuit sans espoir de les revoir, au vacarme dévastateur à venir d’une balle unique réductrice imposant le silence forcé au concert des conques du Magdalénien et des peaux de tambour, comme le triste coeur du Pitre bave à la poupe.

Une chose est sûre, la mort ne s’annonce pas, elle survient à toute occasion qui fait le larron pour quarante deniers, et prend de suite ce qu’il advient au milliard de seconde près, sans échappatoire romanesque de quelque sorte que ce soit.

Et pourtant, c’est alors qu’à l’impossible nul n’étant tenu et que la situation d’une mort assurée se précipitait, quels que soient les scénarios retenus après la remise du dernier billet au porteur d’arme à feu, que survinrent ce que personne n’attendait, des bruits de pas en provenance du long couloir de la maison familiale, accompagnée de la silhouette d’un avenir à nouveau possible, celle d’une femme reconnue d’un certain âge se tenant sur le perron constitué d’une marche posée à même sur le trottoir défoncé de la rue du bourg autrefois avenante : Aurore du destin, s’en venait, qui se trouve être ma belle-soeur.

A soixante ans à peine et à la peine, Aurore souffre des articulations du genou abîmées par l’humidité dévastatrice des tropiques amers. On reconnaît habituellement la démarche à sa noble lenteur. La voici pourtant tanguant sur le piédestal d’une pierre, conquérante de l’absolu. Elle observe la scène, moi assis dans la voiture sous la voûte nuageuse de la nuit enveloppée d’une buée collée aux vitres, entouré de deux braqueurs amateurs interloqués par sa brusque apparition, dont l’un tient un pistolet planté droit sur ma tempe tandis que l’autre vaque au néant de son impatience le long de la voiture à l’arrêt, tranquille comme l’Emile. Je la fixe du regard, silencieux, droit sur le siège comme un bâton de sorcier, tentant de lui faire comprendre que le mineur est armé et qu’il est préférable de se retirer de la scène écrite à l’avance.

Et voici que loin de se mettre à l’abri, Aurore improvise : elle interpelle l’individu armé sûr de son fait et bien décidé à n’apporter aucune réponse autre que celle de cracher du feu, lui disant et tout autour à un public absent : Olivier, qu’est-ce qui se passe ici ? Et comme le braqueur stagiaire se tait, elle poursuit : mais je te reconnais-toi. Le braqueur, dévasté par l’incertitude et interloqué que l’habitante des lieux me connaisse, continue d’être silencieux et décide par une lente réflexion venimeuse, de pointer le pistolet sur Aurore tandis que son compère quitte l’avant-poste à gauche de la voiture pour s’en retourner derrière le coffre de la bagnole.

C’est alors que l’impensable impensé quelques instants plus tôt, arrive. Aurore descend la marche en boitillant et fonce en furie sur le braqueur, hurlant : cassez-vous, bande de crétins, bande de crétins. Et voici que le voleur tout à son étonnement, comme hurluberlué, recule l’arme au poing et bute en arrière sur un câble électrique en plastique de forge, planté férocement dans le trottoir effondré par les successions des tempêtes et cyclones au cours des trente-quatre dernières années. Et comme il tombe sur le dos, le mineur amateur emporte dans sa chute son complice aventureux qui était survenu derrière lui à la rescousse pour faire surnombre. Mal leur en a pris, les deux apprentis flingueurs se retrouvent à terre, se relèvent et s’en retournent tout piteux comme ils étaient venus, par le terrain vague longeant la maison de famille, disparaissant dans la nuit oubliée depuis des lustres par un éclairage public déficient, au bonheur des bandits de petits et grands chemins.

Pendant ce temps, alors qu’Aurore regardait les deux malfrats s’évanouir dans la noirceur de leurs projets abandonnés par surprise, je me suis enfin levé, quittant l’immobilité forcée et inhabituelle pour un conducteur automobile prêt à partir. La scène qui avait semblé interminable, n’aura pas duré plus de deux ou trois minutes qui sont une éternité rimbaldienne sous la pleine lune, pour celui s’étant retrouvé au volant sans que la mer ne fut allée avec le soleil, dans une nuit si nulle que le supplice était sûr : Orietur, où es-tu ?

A lire : le cyclone de la Pointe-à-Pitre de 1928

A écouter : Symphonie de conques, Mizik à VIM, les Abymes, 2024

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