Quartiers d’hiver à Dieppe, loin de Geneseo

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L’hiver arrivait sans neige. Le père Noël avait abandonné son traîneau en peau de phoque pour un drone, et ses rennes pour une fourgonnette électrique abandonnée au milieu de la route par un livreur encombré de cadeaux, à la recherche d’une impasse située au bout de la rue donnant sur l’avenue raccrochée à un boulevard le long d’une voie ferrée enjambée par un pont dominant une allée se rendant à une ancienne voie ferroviaire abandonnée où poussaient des artichauts, des poireaux et des légumineux à la place des rails enlevés par les génies réunis du ministère des transports, de la préfecture de police et de la mairie de Paris, qui avaient décidé dans la confusion propre à l’unanimité bureaucratique de transformer la Petite ceinture en Voie sacrée de la lutte contre le réchauffement climatique: We Make a Dream,  il nous est né le jardin d’Eden au milieu des détritus. Peu importe en vérité que ce soit à nous de s’adapter à la réalité en évitant de croire que le climat puisse être un jour bénéfique pour l’homme: sécheresse, inondations ou ouragans, le climat a toujours fait ce qu’il veut, il ne signe aucun protocole sous la contrainte des ultimatums humains.

Toujours est-il que la neige se ferait attendre en cette période de fin d’année où les petits enfants, enfants, adultes et vieillards aiment avoir rendez-vous avec elle. Lô, professeur d’histoire et de géographie mais aussi de sciences naturelles et d’éducation civique puisqu’il n’y avait plus d’instruction et encore moins de professeurs,  Lô, donc, songea que même à Bethléem il pouvait neiger les années de recensement. Comme dirait Lagardère le bretteur, si la neige ne vient à toi, rends toi à la neige, rends toi maître de nos âmes. Le problème pour Lô le sceptique, était bien plus de savoir où aller pour trouver des flocons et y passer ses quartiers d’hiver bien nommés, aimés et animés, aux prochaines vacances qui surviendraient comme la pluie après le beau temps, même si ce n’était plus très sûr depuis que la lune et le soleil avaient décidé de n’en faire qu’à leurs astres. 

On peut lire ou relire Au pays de neige  songea Lô, mais Kawabata n’était pas magicien au point de faire tomber des flocons d’un livre vert glacé et encore moins indiquer où se rendre pour en trouver. L’année passée, un ami de Lô, l’auteur virtuel, lui avait pourtant proposé plusieurs lieux où rencontrer de la neige naturelle sur la planète. Peine perdue, mauvaise pioche, le manteau blanc n’avait guère été au rendez-vous, Bourg Saint-Maurice et ses environs, n’étant pourtant pas réputé avare en floconnerie.

Le plus tentant était de se rendre aux îles nuageuses, chez les manchots royaux. Le manchot est à l’homme ce que le trapèze volant rappelle à  l’unijambiste au cirque, un bon compagnon d’infortune, toujours organisé, volontaire et téméraire pour les expéditions les plus risquées, un aventurier dans l’âme. Mais attention en se rendant aux îles nuageuses, à ne pas confondre neige et sable et prendre le risque de se retrouver sur l’île aux esclaves ensablés, ce qui pourrait conduire à attendre longtemps un cargo de passage.

S’envoler au Canada, dans cette belle province du Québec  était aussi tentant. Mais Chicoutimi  et ses peuples amérindiens était une terre lointaine pour ceux qui ne disposent pas de beaucoup de temps pour voyager. Ce serait pour une autre année.

Quant à la Russie, Lô était tout disposé à se rendre sur la place Rouge avec Nathalie notre Guide, mais en cette année-ci, il n’y avait pas que la neige susceptible de déserter Moscou, les soldats et les mercenaires aussi.  On risquait plutôt de tomber sur Vladimir le Magnifique qui aimait bien jouer au hockey sur glace. L’ennui était que Vladimir n’était pas bon perdant, juste un maître dictateur bon à vous écraser les doigts de pied contre les rambardes en acier protégeant les tribunes et vous faire avaler le palet, il faudrait pour le moins une ou deux années de plus avant de fréquenter l’âme russe si torturée, de quoi complètement oublier pour le moment la Russie en feu.

Il était aussi tentant de se rendre en pays de Vikings, là où les harengs marinent. Mais Lô avait ses vikings pour se rendre sur leurs trace en Normandie et gardait la possibilité d’admirer leur ivoire à la National Gallery, sans oublier qu’il comptait comme chaque année participer à ce beau concours de mangeurs de harengs, une compétition d’excellence vieille de huit cents ans.

Oublions aussi les Vikings, décida Lô. Il y avait bien Jérusalem, mais il n’y neigeait pas chaque année, et le voisinage immédiat se révélait bien plus qu’envahissant et criminel, carrément génocidaire depuis le 7 octobre.  Ce serait pour une autre fois, l’an prochain à Jérusalem, les jardins de Gethsémani et le franchissement du Cédron en compagnie de Chateaubriand.

Il y avait l’Arménie aussi, ses monastères et ses khatchkars, sans oublier l’arche de Noé à retrouver du côté du mont Ararat : la recherche risquait de prendre pas mal de temps à considérer les innombrables aventuriers déjà passés dans les parages, sans l’once d’un début de commencement d’indices à ce jour, si ce n’est, une fois encore, que les voisins n’hésitaient pas depuis un siècle, à manifester leurs volontés communes de provoquer exodes et exterminations génocidaires.

Restait l’Ethiopie. A la réflexion, pour Lô le géographe, le chemin le plus court pour s’y rendre passait par le monastère d’église éthiopienne sur le toit du Saint Sépulcre à Jérusalem, sans plus de certitude d’y retrouver de la neige éternelle, aussi proche qu’on puisse être de la Résurrection.

Il y avait encore la possibilité pour Lô de faire une croisière, voyager sur un paquebot tel le célèbre Normandie ; or, depuis le Titanic en 1912, les icebergs, l’hiver, étaient plus fréquents que la neige sur les routes maritimes polaires, sans oublier la nécessité de prendre un gilet de sauvetage et réserver une place dans la chaloupe. Le mieux était de séjourner en permanence sur un ponton, avec les inconvénients de dormir à la belle étoile et en définitive de payer un peu cher sa place, même si ce n’était pas tous les jours qu’on discuterait sur la passerelle avec  un authentique maharadjah.

L’Inde justement, à la réflexion, pour Lô, il n’y avait rien de mieux que l’Himalaya et ses neiges suspendues pour l’éternité aux sommets du monde, susceptibles de satisfaire l’ambition de marcher dans la poudreuse, les névés et les glaciers, avec, au bout du piolet l’assurance tous risques de la crevasse pour tombeau. L’ennui, c’est qu’il fallait marcher longtemps, grimper et risquer à tout moment de dévisser bien avant la crevasse,tout ce tintouin rappelant à Lô, quelques mauvais souvenirs du côté alpestre.

Et puis, pourquoi  absolument aller à la rencontre de la neige ? On peut se contenter de l’attendre en Normandie au pays des cloches ou bien en surveillant quelques ânes d’œil vif. A moins de préférer le Val de Loire pour voir tomber un improbable premier flocon,  en cette ville de Saumur si élégante où à Amboise si courtoise , tout en projetant de reprendre le projet de François Ier et Léonard de Vinci de transférer la capitale de France à Romorantin, en commençant par rendre visite au sous-préfet de Loches, histoire de le gagner à cette cause. Peine perdue, se dit Lô : qui a vu un sous-préfet décider de quoique ce soit ? Le mieux encore, était de remonter vers le Haut Anjou au pays des fanfares, des clochers tors et de la boule de fort,  là où les derniers paysans s’efforcent de survivre au souvenir des Chouans. Hélas, les fanfares humoristiques ne font pas tomber la pluie ou la neige mais survenir les  bons valets de Bercy au sens de l’humour particulier qui n’aime rien tant que jouer au billard ou au mistigri gagnants à tous les coups tordus du code des impôts. 

Restait la possibilité de se rendre en Haute Provence, la neige tombe toujours à l’improviste l’hiver dans la vallée de l’Asse, si sauvage et magnifique ; et du plateau des amandiers, il serait possible une dernière fois d’admirer un paysage de neige qui risquait fort de disparaître bien avant le tournant du siècle à venir: Seigneur, qu’avons-nous donc fait pour que les amandes grillent au soleil et éclatent au premier rayon du soleil de Provence ? Heureusement, par la vallée de l’Ubaye, il restait la possibilité de monter jusqu’au Queyras en compagnie des marmottes, avec son plus haut village d’Europe aussi inexpugnable que les fortifications de nos ancêtres les valeureux Gaulois.

Mais songeait Lô, pourquoi tant tenir à errer sur les routes, à vagabonder, à voyager par delà monts et vaux, il suffisait de prendre ses quartiers d’hiver là où Dieu nous mène, le Christ en cœur pour seul trésor, veillant à Montmartre en compagnie des chats perdus  sur Paris meurtri, Paris retrouvé, capitale des lumières, qui a toujours survécu aux coups du sort, et qui ne sera jamais la capitale des ruines depuis que ce titre a été conféré par Beckett à Saint Lô.

C’est là à Montmartre que nous aimons, plus haut sommet virtuel du monde entier, que Lô pourrait attendre en toute sérénité que la neige finisse par tomber un jour ou l’autre sur les trottoirs parisiens et sur cette basilique qui n’est rien d’autre qu’une bûche glacée dissimulant dans ses entrailles la crèche de notre enfance. Car pour nous qui aimons Paris, qui n’ignorons pas que l’intolérance engendre la violence et que la France n’a pas d’ennemi, Paris serait toujours Paris.

Après avoir passé en revue tous les guides de voyage qui pouvaient traîner dans l’appartement, l’heure était venue pour Lô de s’apprêter et se préparer à souhaiter à soi-même un joyeux Noël retentissant en commençant par écouter l’oratorio de Noël, une coutume conservée de l’enfance, aussi increvable que ce géant de Jean-Sébastien Bach.

C’est alors qu’il se levait, que Lô, subitement, décida sans savoir pourquoi, qu’il prendrait ses quartiers d’hiver à Geneseo dans l’Illinois. Geneseo ! Et c’est alors qu’il enfilait ses espadrilles achetées trente ans plus tôt dans une boutique obscure d’une arrière cour douteuse d’Hendaye, et alors que pour la troisième fois il prononçait machinalement Geneseo je-ne-sais-où, qu’il tomba saoul comme un cochon, sous l’effet des rythmes endiablés d’un fox-trot aux cymbales percutantes, aux violons sanglotants et aux hautbois sifflotants, et alors que Bach, maître de nos âmes, rampait, ricanant en la compagnie de Lô le torché à la recherche d’une partition où carillonneraient au son du canon, les balles sifflantes d’un calibre 45 ACP, modèle Ronin d’un pistolet SPRINGFIELD Armory 1911 tout en délicatesse, avec sa carcasse en acier inoxydable d’une esthétique d’autant plus raffinée que son coefficient balistique assurait par une vitesse toute transsonique de 380 mètres par seconde, de percuter le côté gauche du crâne de Lô se trouvant en cet instant à moins de 2,4 centimètres de l’orifice du pistolet, 2,4 centimètres qui sont la vitesse de déplacement du moustique tigre porteur de la dengue.

Et Lô était en sueur, rampant vers la cuisine comme une limace au son de l’oratorio de Noël interprété par ce damné chef d’orchestre dont il ne se souvenait plus de son nom, … le canon d’Harnoncourt ou le canon de Pachelbel, l’arme de son grand-père genevois, Genesio, Geneseo, Springflield, Buffalo Springfield, c’était cela, Springfield, l’arme de son grand-père qu’il croyait égarée, et toute cette sueur, toute cette peur qu’il accumulait depuis des jours et qui n’était rien d’autre qu’un mauvais présage, un cauchemar sans motif : il lui suffirait de se rendre à Dieppe, là où les souvenirs resurgissent entre deux passages de chalutiers revenant de la chasse au hareng.

Rien de plus curieux que la chasse au hareng et à la coquille Saint Jacques, murmura alors Lô, tombé de l’échafaudage de chaises et tabourets où il était allé se réfugier pour fuir les rampants et les volants en escadrille qu’il croisait, lui en espadrille, au son lointain d’une cornemuse de brume: la dengue, à moins que ce ne fut le delirium tremens, avec tous ces cadavres de bouteille, et le rhum dans les barils, et ces boissons au goût bizarre de pomme, le Calva comme s’il en pleuvait, ces troubles du sommeil aux rêves effrayants, toutes ces hallucinations hallucino-gênantes, ces sudations sudistes en déroute, moins d’oxygène et plus de carbone inouï dévalant les sables du Gosier, Lô se mit à rire comme un forcené: il retrouverait le Springfield et se rendrait à Geneseo, terre de feu.

Sur ce, il prit sa valise pour se rendre en pleine nuit à Dieppe. Tout ce délire lui avait donné faim. Il rêvait d’une cassolette de noix de Saint-Jacques à la sauce normande, un chemin bien plus sûr que celui de Compostelle emprunté par les bandits de grand chemin, les randonneurs, ces va-nu-pieds.

La Sphère de Pierre, à l’entrée du musée du quai Branly, à Paris.