Sans lui, les facultés aimantes de notre âme resteraient inactives ; il la rend un instrument tout harmonie dont au moindre souffle, il sort des murmures inexprimables. Que celui que le chagrin mine, s’enfonce dans les forêts ; qu’il erre sous leurs voûtes mobiles ; qu’il gravisse la colline d’où l’on découvre, d’un côté de riches campagnes, de l’autre le soleil levant sur des mers étincelantes, dont le vert changeant se glace de cramoisi et de feu, sa douleur ne tiendra point contre un pareil spectacle : non qu’il oublie ceux qu’il aima, car alors ses maux seraient préférables, mais leur souvenir se fondra avec le calme des bois et des cieux : il gardera sa douceur et ne perdra que son amertume. Heureux ceux qui aiment la nature, ils la trouveront et trouveront seulement elle au jour de l’adversité. Telle est la première sorte de plaisir qu’on peut tirer du malheur ; mais on en compte plusieurs autres. »
Et François-René, vicomte de Chateaubriand, puisque tel est l’auteur de ces lignes, de citer l’étude de la botanique et la lecture, lorsque la nuit approche. Non sans prévenir que « les romans sont les livres des malheureux : ils nous nourrissent d’illusions, il est vrai : mais en sont-ils plus remplis que la vie ? » Et de poursuivre : « Peut-être aussi, lorsque tout repose, entre deux ou trois heures du matin, au murmure de la pluie et des vents qui battent contre vos fenêtres, écrivez-vous ce que vous savez des hommes. L’infortuné occupe une place avantageuse pour les bien étudier, parce qu’étant hors de leur route, il les voit passer devant lui. »
Convolvulus Mauritanicus
En malheur, le vicomte était expert. Il en eût plus que son lot à surmonter sous la Révolution et l’Empire, sans compter sous la Restauration bien des désappointements qui ruinèrent toute espérance de bonheur, si ce n’est fort fugitif. On doit à l’utilité de ce malheur qui le poursuit, les Mémoires d’outre-tombe dont la rédaction commence en 1809 et s’achève en 1841. L’oeuvre d’une vie parcourue en trente-deux années d’écriture, au murmure de la pluie et des vents, à écrire ce qu’il sait des hommes. Marc Fumaroli, qui a écrit « le poète et le roi : Jean de la Fontaine en son siècle« , a consacré des pages admirables sur « le malheur nous est utile« , dans « Poésie et terreur », un essai consacré à l’oeuvre de Chateaubriand. Un ami nous raconta un jour qu’il eût la chance de longuement méditer en prison les pages de cet essai, ce qui, il faut bien le noter, est une chance très relative lorsqu’il s’agit de méditation en un lieu forcé.
Pour notre part, si nous ne doutons pas que les promenades en forêt, la lecture ou l’écriture sont des plaisirs qui permettent d’affronter le malheur qui toujours nous assaille et renouvelle ses coups brutaux, nos faibles connaissances en botanique font craindre de ne pouvoir reconnaître le lys mélancolique du Convolvulus à l’aspect attendrissant, et encore moins de rencontrer la tulipa sylvestris ou l’ulex épineux. Mais s’il faut rechercher quelque préférence « dans ce règne aimable, les plantes qui par leurs accidents, leurs goûts, leurs moeurs, entretiennent des intelligences secrètes avec [mon] âme », la Rose de porcelaine conviendrait, que l’on appelle aussi le bâton de l’Empereur dans les pays hispanophones : ses grandes feuilles, sa fleur rouge ou rose si parfaite et son parfum, tout en elle permet d’échapper au malheur qui nous est hélas, si utile.
Car s’agissant des forêts, aucune ne sera jamais aussi grande pour s’y réfugier, et pour la lecture, les livres nous tombent de la main la nuit venue, lorsque nous approchant de l’écritoire à tâtons, il arrive de chercher, avec une terreur frémissante, un encrier où y trouver la seule encre qui puisse inspirer une plume, l’encre de l’amour. Cela dit, on peut aussi pianoter sur un clavier en arrière boutique, question romantisme à la plume d’oie ce n’est pas terrible, mais on se salit moins les doigts.
La rose de porcelaine, aussi fragile que l’éclat de la beauté d’une vie humaine